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La mort de Théodore Monod

Un voyageur émerveillé

Le naturaliste explorateur avait très tôt fait des choix déterminants : lucidité, christianisme, non-violenceà Et - c'est ce qui fait de lui un être d'exception - il leur aura été fidèle tout au long de sa vie.
Que retenir, d'abord, du très grand Monsieur que fut Théodore Monod ? Qu'il aura été, chose rare, un homme en plein accord avec lui-même, avec ses idées, avec sa conscience.

Les idées lui ont été léguées par sa famille de pasteurs protestants, par ses parents Wilfred et Dorina, attentifs et aimants. Ces idées, il n'éprouvera jamais le besoin de s'en défaire ou de s'en éloigner. Quant à la conscience, Théodore se la forgera très tôt : dès l'adolescence, on le voit dans ses Carnets et ses premiers écrits. Ainsi que le note sa biographe Nicole Vray, il était «encore enfant, déjà adulte». Si l'homme s'était depuis beaucoup enrichi, humainement et spirituellement, sa vision du monde et de la vie étaient restées les mêmes : simplicité, frugalité, non-violence, humour, critique des sociétés occidentales qui ont fait du profit un idéal, de l'exploitation et du gaspillage un art de vivreà Très tôt, ce doux, «apprenti chrétien» proche des socialistes a été «violemment non-violent». Il a donc fait le choix de la vie, et, inévitablement, celui de la défendre sous tous ses aspects et en toutes circonstances.

Après ses études en sciences et déjà employé comme jeune chercheur au Muséum d'histoire naturelle de Paris, il croit se retrouver à une croisée des chemins. Il s'interroge avec acuité sur le sens de sa vie : la carrière scientifique, qui le passionne, ne le détournera-t-elle pas de l'essentiel ? N'est-elle pas un «divertissement» comme le disait Pascal, par rapport à la première mission de tout être humain - sa progression spirituelle, «l'aventure la plus importante qui soit» ? Une déception amoureuse qui le laissera pendant dix ans solitaire et déprimé ajoutera à sa détresse. De vingt à trente ans, la période est aux grandes interrogations, à la souffrance. Mais aussi aux premiers voyages en Mauritanie et au Sahara, aux émerveillements scientifiques, aux rudes périples sous le soleil ardent qui lui forgent aussi le caractère dans le sens, toujours, de la sobriété et de la simplicité. La force du corps, aguerri, vient soutenir la force intérieure.

Une dernière méharée à 92 ans

A près de trente ans il est prêt pour rencontrer Olga, jeune juive dont la famille entière disparaîtra dans les camps, qui sera la femme aimée et la mère de ses enfants. Aimée mais laissée souvent seule, il s'en excusera tendrement dans ses écrits, pour cause de recherche scientifique et de quête personnelle.

Mais, cette quête, il ne la réalisera plus désormais en grand solitaire blessé. Il ne sera pas pasteur comme son père ou ascète chaste comme sa douleur le lui avait fait un temps imaginer. Dès lors, les questions fondamentales sur sa vie iront de pair avec celles du sens de LA vie, et de la marche du monde.

Grand voyageur durant soixante-dix ans - il avait 92 ans lors de sa dernière méharée à dos de chameau -, il ramènera de ses voyages des pierres, des plantes et des fossiles, mais aussi, de ses voyages intérieurs, lectures de la Bible ou interrogations philosophiques, des perles de sagesse et surtout d'audace, de vérité, de liberté.

Chrétien social dans sa jeunesse, militant pacifiste entre les deux guerres, directeur de l'IFAN refusant «pour des raisons d'ordre religieux et hautement sacrées» de prononcer le serment de fidélité au chef de Vichy, signataire du Manifeste des 121 contre la guerre et la torture en Algérie, militant anti-nucléaire et anti-chasse, écologiste avant tout le monde : toutes ses prises de positions, évidentes pour lui et incontournables, découlent de ses convictions.

L'humanité en est à un stade «infantile»

Militant, le Professeur a néanmoins toujours considéré les sociétés humaines avec le recul indispensable au sage et au naturaliste qu'il est : «Que penserait de notre climat mental un visiteur arrivé de quelque lointaine planète ?» Que l'espèce humaine est mal partie. «Regardez donc autour de vous, le sang coule à flots, et joyeusement ! Où donc est cet adoucissement des m£urs par la civilisation ? Nous savons maintenant qu'on peut faire faire aux hommes n'importe quoi - et aussi bien après qu'avant cent ans de démocratie et dix-huit siècles de christianisme». Voir du côté du Rwanda, de la Yougoslavie, du Zaïre, de l'Albanie, etc. Lucide et engagé, il le demeurera jusqu'au bout : «Je hais cette prétendue civilisation qui par son luxe et ce qu'elle appelle le progrès veut étouffer (et réussit admirablement) la santé morale, l'amour de la simplicité, la vie saineà» Dépassé, Théodore Monod ? Bien au contraire. Jean-Marie Pelt, autre écologiste, note que c'est une des rares figures admirées encore par beaucoup de jeunes. Peut-être parce qu'en dépit de son grand âge et de sa presque cécité, il demeurait clairvoyant et jeune d'esprit : curieux de tout, «ne cessez jamais de vous émerveiller», disait-il.

L'humanité en est donc à un stade «infantile» - d'autres grands sages l'ont souligné avec raison : la colonisation, les guerres, la bombe atomique, le pillage de la nature. Ne pas confondre, donc, progrès matériel et progrès véritable. «Quand mesurera-t-on à la place du PNB, le bonheur national brut ?» Mais si le scientifique et le penseur constate avec clairvoyance l'ampleur du désastre, le chrétien, tout comme le faisait son ami Teilhard de Chardin, espère : après tout, l'homme n'est que le dernier, et tout récent, avatar de l'évolution des espèces, «il faut donc lui laisser le temps de grandir». «L'hominisation ne sera achevée qu'avec une éthique de respect de la vie, sous toutes ses formes. Mais le primate la veut-elle vraiment, cette difficile, cette héroïque hominisation ? Est-il décidé à devenir un homme ? On ne saurait encore l'affirmer.»



par Henriette  SARRASECA

Article publié le 22/11/2000