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Festival d''Avignon

Jan Fabre, saigneur et maître du festival

Avec son dernier spectacle, «Je suis sang», le Flamand Jan Fabre rend la Cour d'Honneur du palais des Papes à son pourpre initial et fait souffler le vent de la polémique sur le festival. Avec Georges Dandin, la toute jeune Compagnie des minuits propose une version très physique, entre kabuki et commedia dell'arte, de la pièce de Molière. Féerie médiévale pour le premier, cauchemar éveillé pour le second : dans les deux cas, ce sont les corps des acteurs qui triomphent et prennent le pouvoir.
De notre envoyée spéciale à Avignon

Depuis le début du festival, on ne parle que de lui. Lui, le «Flamand rouge», le seul metteur en scène capable d'enflammer une foule aussi urbaine et policée que celle d'Avignon, d'y embraser les passions, et de scinder au final le festival en deux camps aussi irrémédiablement irréconciliables que, disons, les Montaigu et les Capulet. Lors de la présentation, hier soir, de son spectacle dans la Cour d'Honneur du palais des Papes, les spectateurs «élus» se regardaient avec l'air complice et gourmand des membres d'un club gastronomique hyper-select. En fait, c'est plus de chair que de chère qu'il fut question. De chair et, plus précisément, de sang.

On pourrait dire, pour aller vite, que «Je suis sang» est une sorte d'histoire du sang à tous les âges de la vie, Jan Fabre partant de ce constat que, à l'aube du troisième millénaire, tout bardé de connaissances et de techniques qu'il est, l'homme moderne est anatomiquement, le clone exact de son frère du Moyen Age. L'argument peut paraître mince, il l'est de fait, mais c'est sans compter sur l'inventivité visuelle et le sens de la provocation de Jan Fabre. Quelques minutes lui suffisent pour faire de la scène une sorte d'équivalent visuel d'un tableau de Jérôme Bosch : dix mariées en robes immaculées (pas pour longtemps) ont leurs règles au même moment, tandis qu'une demi-douzaine de danseurs se lavent frénétiquement le sexe sous le regard médusé d'un Saint-Sébastien criblé de flèches et d'un nain dont l'épée trouvera bientôt son usage.

Ce n'est qu'un début. Soudain les corps de danseurs, de plus en plus dévêtus puis tout à fait nus se contorsionnent sous l'effet d'on ne sait quelle douleur. Cris, plaintes, gémissements, la scène ressemble bientôt à une annexe de la Salpêtrière, époque Charcot. Jan Fabre traite son espace scénique d'une façon à la fois globale (la scène est construite comme un véritable tableau) et complètement diffractée (chaque détail compte, et si l'on y regarde bien, chaque mettre carré y obéit à une mise en scène particulière), bref, c'est d'une richesse et d'une inventivité qui vont croissant tout au long du spectacle, jusqu'à l'apothéose finale où l'on ne sait plus si l'on est chez Bacon (pour ces bouches ouvertes sur l'indicible d'on ne sait quelle souffrance) ou chez Rothko, où l'on sait en tout cas que l'on est chez un très grand metteur en scène.

Beaucoup moins dérangeante, mais très pertinente est l'interprétation que la Compagnie des minuits donne de Georges Dandin. Il est ici question d'un paysan enrichi qui a convolé avec une jeune femme de la noblesse, mais à qui sa belle-famille fait lourdement sentir son origine. L'autre drame de Dandin est qu'il soupçonne sa femme de roucouler avec un jeune gandin du voisinage. Chef d'oeuvre de férocité, la pièce traite du snobisme, au sens premier du terme, mais aussi du racisme social et surtout, de la paranoïa.

C'est sur cette dernière dimension que la Compagnie de Minuit met l'accent, en traitant l'ensemble sous la forme d'un cauchemar éveillé, auquel la somptuosité des costumes et les mouvements amples des acteurs (façon derviches tourneurs), apportent force et beauté. Comme Je suis sang, mais dans un tout autre genre, c'est somptueux.



par Elisabeth  Lequeret

Article publié le 24/07/2001