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France

Affaire Boulin: la vérité est ailleurs

L’affaire Boulin va-t-elle enfin connaître un épilogue judiciaire? Dix ans après le non-lieu de la Cour de cassation, le magazine d’enquête 90 minutes de la chaîne de télévision Canal + dissèque les incohérences d’une enquête qui a conclu au suicide du ministre du Travail de Valéry Giscard d’Estaing. Et le résultat est sans ambiguïtés: le suicide était un crime.
Un gendarme, un magistrat et un médecin légiste. Trois personnages-clés de l’enquête sur la mort de Robert Boulin, trois personnages qui, pour la première fois, livrent leur vérité sur une enquête bâclée par la justice et les services de police. Les éléments qu’ils détaillent à la caméra de Bernard Nicolas et Michel Despratx éclairent d’un jour nouveau les lacunes de l’enquête menée d’abord par le Service régional de police judiciaire (SRPJ) de Versailles, puis par la prestigieuse brigade criminelle.

Le corps de Robert Boulin est retrouvé le 30 octobre 1979, au matin, dans un étang, en forêt de Rambouillet. Il gît face contre sol dans cette grande mare dont la profondeur n’excède pas soixante centimètres d’eau. Les gendarmes retirent le corps de l’étang, le visage du ministre est tuméfié, la lèvre supérieure éclatée, le nez saigne. Pour Jean Tirlet, adjoint au maire de Saint-Léger-en-Yvelines, ce visage ne ressemble en rien à celui d’un noyé. L’élu a l’habitude de ces affaires, il a assisté plusieurs à des repêchages dans l’étang de Hollande, beaucoup plus profond.

L’autopsie baclée

L’autopsie pratiquée par l’institut médico-légal de Paris, ne s’attardera pas sur ce point. Et pour cause: les docteurs Bailly et Deponge écrivent dans leur rapport «Sur instruction du procureur de la République, l’examen du crâne n’a pas eu lieu». Quatre ans plus tard, à l’occasion d’une contre-expertise, la radiographie du crâne déterminera précisément deux fractures faciales, fractures occasionnées du «vivant de la victime». Pour maquiller cette découverte, un policier jurera que la tête de Robert Boulin a heurté un caillou lorsqu’on l’a sorti de l’étang. «Faux, dit aujourd’hui l’un des gendarmes qui assistaient à la scène, le corps n’a rien heurté, d’ailleurs il n’y a pas de pierre à cet endroit». Et ce témoin capital, resté anonyme dans le documentaire de Canal +, d’expliquer ses premières impressions de la scène du crime. En arrivant, il remarque des traces de pas entre l’étang et la voiture de Robert Boulin. Mais aussi des traces de boue, de feuilles et d’eau dans le véhicule. «J’ai tout de suite vérifié si on ne l’avait pas flingué, dit-il, pour moi c’est sûr, Robert Boulin n’est pas venu seul à l’étang». Les policiers du SRPJ ne retiendront aucun de ces indices.

Plusieurs médecins vont procéder à l’examen du corps de Robert Boulin. Un examen très superficiel. Ainsi, il n’y a pas d’examen du crâne, seulement une première radiographie pour vérifier qu’il n’y a pas de projectile. Vérification faite, pour le projectile, le radiologue ne verra pas les deux traits de fractures détectés en 1983. «On ne m’a pas demandé d’examiner ce point», dit-il aujourd’hui. Pas un mot non plus sur le poignet de Robert Boulin, qui semble sur les photos, cassé ou au moins entaillé.

Les médecins oublieront également de comparer les diatomées -des micro-algues- de l’eau de l’étang avec l’eau que l’on aurait dû retrouver dans les poumons du défunt. Enfin, il y a les lividités cadavériques, ces marques de sang qui se fixent dans les six heures après la mort, sur les parties basses du corps. Dans le cas présent, les lividités se sont fixées sur le dos de Robert Boulin, alors qu’il est découvert face contre sol. Donc, le corps a forcément été déplacé. Mais il n’y a pas que les faits, incontestables. Cette autopsie très particulière se déroule dans une étrange ambiance. Daniel Leimbacher était à l’époque substitut du procureur de la République, le représentant du Parquet. Aujourd’hui avocat général près la Cour d’appel d’Aix-en-Provence, il raconte l’intervention d’un homme se présentant comme le chef de cabinet du ministre. Un homme qui insiste pour entrer dans la salle d’opération, puis distille ses commentaires sur une autopsie qui ne sert à rien. Et puis, c’est bien connu, la famille ne veut pas un corps abîmé. Daniel Leimbacher n’hésite pas à parler de «pressions politiques», pour aller vite, aussi vite que l’enquête qui va conclure au suicide.

Enfin, le dernier point essentiel pour accréditer la thèse du suicide s’évanouit grâce au témoignage de Juliette Garrat, médecin légiste à la retraite. Elle fut alors chargée de conduire les analyses toxicologiques. «Au début, dit-elle, nous avions trouvé des traces de Valium dans les viscères, pas dans le sang». Du Valium, un tranquillisant, pas du tout de barbituriques, comme il sera dit et redit dans les multiples articles de presse consacrés à l’affaire. A la lecture des conclusions de ses collègues légistes, elle sourit. A la question de savoir s’il s’agit d’un assassinat, elle répond: «je ne peux pas ne pas dire oui». Une affirmation qui fait écho aux conclusions effectuées en 1983 par les médecins légistes bordelais chargés de la contre-expertise. En lisant le rapport de leur collègue parisien, il s’étonne de tant de légèreté: «Rien ne permet de conclure à une mort par submersion. Bien au contraire, les fractures du massif facial, non mentionnées précédemment, résultent de coups appuyés d’un objet contondant, du vivant de la victime». Du vivant de la victime…

Comment expliquer qu’un ministre RPR détenant le record de longévité –17 ans au pouvoir dans les gouvernements gaullistes, puis sous Giscard- ait soudainement décidé de mettre fin à ses jours? L’affaire du terrain de Ramatuelle, répondent déjà les anciens compagnons de route du ministre. En 1973, Robert Boulin achète pour 40 000 francs un terrain dans la garrigue, sur cette commune de la Côte d’Azur. Or, le vendeur, Henri Tournet, a déjà vendu une partie du domaine de trente hectares à des Normands, vente qui n’a pas été enregistrée. Dès lors, des poursuites sont engagés contre Tournet qui mouille Boulin en affirmant lui avoir reversé 40 000 francs. Autrement dit, un terrain gratuit pour le ministre.

A l’époque, le dossier est livré clef-en-main à Minute, au Monde et au Canard Enchaîné. La campagne de presse est lancée. Jusqu’à sa mort, le ministre du Travail, ancien résistant, considéré comme un «pur» au sein du parti gaulliste n’aura de cesse de clamer son innocence. Or, Henri Tournet, condamné à quinze ans de réclusion par contumace en 1981, aujourd’hui réfugié au Chili, a une version bien différente. Face à la caméra de Canal +, il affirme que la vente du terrain de Ramatuelle était «tout ce qu’il y a de plus légal», qu’il s’agit d’un «montage politique sur une fausse affaire de droit commun. Il y a eu meurtre». Tournet n’en dit pas plus, mais les deux enquêteurs rappellent qu’Henri Tournet était surtout un vieil ami et associé de Jacques Foccart, l’éminence grise des gaullistes.

Un suicide qui n’en est pas un. Une «affaire» gonflée par les journaux pour fournir un mobile. Une autopsie volontairement bâclée et trois témoins essentiels de l’habillage judiciaire qui a suivi la mort de Robert Boulin. Si la contre-enquête de Canal + ne désigne pas les commanditaires du crime, elle en dessine suffisamment les contours pour fournir à la justice des motifs à la réouverture de l’instruction. Il reste neuf mois au procureur de la République pour prendre une décision. Sinon, le 15 septembre 2002, l’affaire Boulin tombera dans les oubliettes du palais de justice.



par David  Servenay

Article publié le 15/01/2002