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Culture

La chute des faucons noirs

Avec La chute du Faucon noir, le réalisateur Ridley Scott se livre au premier exercice d'exorcisme cinématographique de la désastreuse opération américaine en Somalie. Un long métrage qui fait peu de place aux Somaliens.
«Irène». C’est le nom choisi par les forces américaines pour désigner leur opération commando du 3 octobre 1993, à Mogadiscio. L’intervention visait à enlever des conseillers de Mohamed Farah Aidid, l’un des chefs de guerre somalien, aujourd’hui décédé. «Irène», plan insensé dans son organisation et le contexte somalien, s’acheva par la mort de 18 soldats américains, de plusieurs centaines de miliciens et de civils, et par la prise en otage d’un des pilotes d’hélicoptère Black Hawk » (Faucon Noir) engagé dans l’opération. Les images télé des corps des militaires, traînés par la foule en colère dans les rues de la capitale allaient hanter pour longtemps les Etats-Unis, réticents, depuis, à engager des troupes au sol dans les conflits à l’étranger.

L’opération «Irène» a été relatée dans le détail par Mark Bowden, dans son livre La chute du faucon noir (Black Hawk Down). Le journaliste du Philadelphia Inquirer a recueilli des dizaines de témoignages aussi bien du côté américain que somalien pour relater ce qui fût un échec retentissant de la première puissance militaire du monde. «Les interviews m’ont coûté un maximum en qhat (drogue locale)! » commente Mark Bowden, non sans ironie.

Peu de place pour les Somaliens

Aujourd’hui, son livre est devenu un film. Réalisé par Ridley Scott, il constitue le premier exercice d’exorcisme cinémato- graphique de ce traumatisme. A cette fin, La chute du faucon noir ne laisse que peu de place aux Somaliens. Ces derniers n’apparaissent que comme des diables féroces, bondissant au milieu des ruines et tirant dans tous les sens, ou comme des fantômes, roulés dans des linceuls, dans le crépuscule ou l’aube naissante. Tout le symbolisme de l’intervention américaine en Somalie «Restore Hope» qui débuta en décembre 1992, réside sur cette double image, illustrant l’énoncé du film: «entre 1991 et 1992, 300.000 Somaliens sont morts de faim. L’aide alimentaire qui leur était destinée, est détournée par les miliciens du chef de guerre Mohamed Farah Aidid

En fait, le débarquement des marines sur les plages de Mogadiscio, ce 9 décembre, -ils seront 28.000 au total- est le préambule à la première opération internationale où les gardiens de la paix arrivent comme des faiseurs de paix, armés.«Restore Hope», très médiatisé, passera le relais en mai 1993 aux casques bleus, originaires d’une trentaine de pays. L’UNOSOM faillira à une tâche essentielle: le désarmement des milices. Le 5 juin, 24 soldats Pakistanais meurent dans une embuscade. Boutros Boutros Ghali, secrétaire général des Nations Unies, met à prix (25.000 dollars) la tête du «général» Mohamed Farah Aidid. Au lendemain de cette annonce, les forces pakistanaises tirent sur un groupe des manifestants. La capture de Aïdid devient une obsession. Le 12 juillet, un missile est tiré sur une maison de Mogadiscio où le général devait être présent. Cinquante quatre Somaliens sont tués et la foule lynche quatre des journalistes qui s’étaient rendus sur les lieux. Les images qui furent prises du carnage, à l’intérieur et à l’extérieur du bâtiment, n’ont jamais atteint les écrans de l’Occident.

Accueillie avec soulagement à ses débuts par la majorité de la population, l’intervention internationale attire désormais l’hostilité des Somaliens. Osman Ali Atto, fournisseur d’armes de Aïdid, est arrêté. Là débute Black Hawk Down. Le film se concentre sur l’incohérence et l’imprécision de l’opération «Irène», présentée comme étant due essentiellement à la rivalité entre les troupes engagées dans l’intervention, les Delta Force et les Rangers, même si tout le monde ne fait qu’un à la fin. Collé aux écrans de transmission des images de caméra de surveillance, qui équipent ses hélicoptères, dans son centre de commandement, le général Garrison découvre au fur et à mesure l’étendue de la catastrophe, et le spectateur admire l’abnégation et la bravoure des soldats. « Aucun homme ne doit rester sur le terrain » proclame le slogan du film. En dépit de sa mission morale de réhabilitation, le réalisateur, Ridley Scott, concède quelques images aux anti-militaristes : gros plan sur des pluies de douilles, ou sur un vieillard, portant un enfant mort, qui traverse la route au passage du convoi des Nations unies, ramenant les blessés après la bataille.

Sorti dans les vidéothèques publiques de Mogadiscio, depuis quelques semaines, Black Hawk Down a été accueilli avec indifférence par les habitants de la capitale, comme «une histoire américaine». Certains spectateurs pointant le bilan des morts somaliens, 1.000 dans le film, comme l’expression de la malignité des Etats-Unis : «il n’y en a jamais eu autant! » Dans les cercles de thé et de qhat, l’intervention américaine des années 1990 est commentée amèrement comme l’épisode d’un grand jeu géopolitique dont les Somaliens furent les pions. Et comme ces derniers ne sont pas à une contradiction près, loin des rumeurs médiatiques sur une possible opération anti-terroriste dans leur pays, -«La Somalie, comme toute nation musulmane, est traversée de courants intégristes, mais il n’y a personne de Al Qaïda, ici »- ils s’en prennent à souhaiter que des troupes étrangères viennent faire un peu de ménage dans le chaos qu’ils ont contribué à installer.



par Marion  Urban

Article publié le 24/02/2002