Développement durable : un essai de définition
On n’a pas pris garde, d’abord, à cette progressive apparition dans le langage courant d’une nouvelle notion : le développement durable suit depuis au moins une décennie son cheminement, qui l’a conduit à quitter peu à peu le sérail des spécialistes pour venir s’installer sur la place publique. Où il suscite encore la perplexité.
1.Le développement durable, étape ultime du développement ?
On parlait autrefois de croissance, raccourci de «croissance économique», qui relevait d’une approche statistique selon laquelle le progrès est attesté par des chiffres. Les économistes avaient instauré des outils de mesure (premier d’entre eux, le Produit national brut) pour traduire en termes comptables une croyance alors commune: l’augmentation de la production, manufacturière notamment, et de son corollaire – la consommation – est un critère fiable d’enrichissement d’une nation et traduit l’accès de ses citoyens à une vie meilleure. La sécheresse de ce raisonnement, conjugué aux premières désillusions de la croissance ont conduit cependant à admettre cette autre idée: le développement n’est pas la croissance, quand bien même sa mesure serait beaucoup plus aléatoire. L’économiste français François Perroux est l’un des premiers à différencier nettement croissance économique et développement, celui-ci demandant pour se réaliser une meilleure prise en compte des besoins fondamentaux des hommes (on parle alors aussi de développement global ou intégral).
Issu, dans son acception économique, de l’anglais, le concept de développement a surtout connu son essor dans les années cinquante et soixante, à la faveur des analyses sur le retard économique des pays dits «sous-développés». Sa popularisation s’impose aussi par le truchement des plans d’aide au développement, conçus par les pays riches, et notamment les États-Unis, dans le contexte de la guerre froide. Sont alors érigés des organismes comme la Banque mondiale, mais aussi tout un ensemble d’organisations des Nations unies – notamment la Conférence des Nations unies pour le commerce et le développement (Cnuced), en 1962, et le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), en 1965 – dont l’action vise expressément à favoriser le développement des pays pauvres, en recourant à d’autres moyens que la simple injection d’investissements pour nourrir la croissance.
Le développement suggérait une idée de complexité: de nombreux facteurs, les uns quantitatifs, les autres plutôt orientés vers des critères forcément variables où entrait la notion de «qualité de vie», nourrissaient la définition du développement. Idée dont il fallut bientôt reconnaître… l’impertinence. Plus on parlait du développement, moins il semblait accessible. Car non seulement des pans entiers de l’humanité échappaient à son emprise (il s’agit des pays «en développement»). Mais le «mal-vivre» de plus en plus manifeste des pays considérés naguère comme développés indiquait aussi qu’il y avait une difficulté: le développement y était imparfait, voire trompeur.
La critique contre le modèle de développement industrialisé devient de plus en plus radicale: au début des années soixante-dix, la question «Faut-il renoncer à la croissance ?» est ouvertement posée par le Club de Rome et reprise par plusieurs auteurs réputés. Le débat force les grandes institutions à affiner leur vision du développement. La Banque mondiale décrète la lutte contre la pauvreté, tandis que le PNUD suscite une petite révolution en lançant, en 1990, la formule du développement humain. Celui-ci devait désormais viser à l’accroissement du bien-être social, en prenant en compte la capacité de chaque homme à mettre en œuvre ses propres potentialités. Un instrument de mesure est même proposé (l’indicateur de développement humain, IDH) qui tente de saisir, en même temps que le niveau de vie, des éléments comme l’espérance de vie et le niveau d’éducation. Peu à peu, l’accent est mis aussi sur la viabilité à long terme des processus de développement, et notamment sur la préservation de la nature.
C’est dans ce contexte que s’est dégagée la notion de développement durable. Celle-ci s’est imposée au confluent de deux conceptions apparemment antagonistes: celle du développement fondé sur la croissance, toujours conçue comme un de ses facteurs importants, sinon désormais le seul; et celle de la défense, face aux ravages causés par la frénésie productiviste, d’une planète conçue jusque-là comme un réservoir de «moyens» de production. Les deux positions étant assez antagonistes, on peut dire en schématisant qu’on a tenté de trouver un compromis: produire, oui, mais en tenant compte de la préservation des biens «durables» que sont les ressources naturelles élémentaires de la planète. Le développement durable vient d’abord de là… mais l’idée reprenait aussi à son compte toute la réflexion déjà avancée sur le développement, intégrant des éléments aussi divers que la lutte contre la pauvreté, la réduction des inégalités, l’approfondissement de la démocratie et de la liberté individuelle dans le respect des équilibres sociaux ainsi que tout un ensemble d’efforts pour unifier la pensée du développement dans un monde multiple…
2.De 1972 à 1992 : comment naît le développement durable
Il est admis que c’est lors de la Conférence des Nations unies sur l’environnement de 1972, à Stockholm, en Suède, que se mettent en place les principaux éléments qui vont entrer dans la définition du développement durable. Les thèmes centraux de la Conférence étaient: l’interdépendance entre les êtres humains et l’environnement naturel ; les liens entre le développement économique et social et la protection de l’environnement; la nécessité d’une vision mondiale et de principes communs… Malgré les réserves de nombreux participants à la réunion de Stockholm (y compris des pays en développement), une dynamique liant environnement et développement est ainsi créée qui a pour effet de mettre au goût du jour le courant de l’écodéveloppement, lequel veut associer le développement et l’écologie. Et qui se traduit, une quinzaine d’années plus tard, par les travaux de la Commission mondiale sur l’environnement et le développement (CMED, connue sous le nom de Commission Brundtland). Celle-ci rend public, en 1987, un rapport décisif réclamant un développement qui permette de «répondre aux besoins du présent sans compromettre la possibilité pour les générations futures de satisfaire les leurs».
D’autres étapes importantes sont à noter, à commencer par le Sommet de la Terre sur l’environnement et le développement. En 1992, ce sommet de Rio adopte tout un ensemble de principes (déclaration de Rio), et des recommandations consignées dans ce qu’on appelle l’Agenda 21 («un programme pour le XXIe siècle»). D’autres conférences, tel le Sommet mondial pour le développement social, en mars 1995, ou encore l’assemblée générale des Nations unies de juin 1997 (bilan de la mise en application de l’Agenda 21), ponctuent la décennie qui doit mener, en 2002, à Johannesburg, autrement dit la conférence de Rio + 10… officiellement placée, cette fois sans détour, sous l’égide du «développeoment durable».
A ce stade, tout le monde semble d’accord sur les objectifs. Comme le résume dans un effort de synthèse un document du gouvernement canadien, «pour réaliser le développement durable, il importe de savoir que ce ne sont pas uniquement les mesures classiques de bien-être économique qui comptent. La qualité de la vie et le bien-être sont déterminés par bien des facteurs – le revenu, l’état de santé de la population, son niveau d’instruction, la diversité culturelle, le dynamisme des collectivités, la qualité de l’environnement, la beauté de la nature; ce sont tous des termes qui entrent dans l’équation du développement durable». Dans cette optique, le développement durable est lié à un effort de planification économique qui intègre tous les éléments caractéristiques du développement, ainsi qu’à un souci général d’équité: «L’idée du développement durable implique la nécessité non seulement de créer des richesses et de préserver l’environnement, mais aussi d’en assurer une juste répartition. Il faut veiller à ce que les coûts et les avantages du développement soient répartis de façon plus équitable entre les pays, entre les générations et entre les pauvres et les nantis.»
3.Développement soutenu, humain, durable ?
Source de certains malentendus, la formulation officielle du développement durable fut initialement celle de «développement soutenu» ou «développement soutenable», traductions littérales de l’anglais sustainable development. L’adaptation de la terminologie anglaise sera progressive en France. Un tour décisif y est donné, entre autres, par les travaux de la commission générale de terminologie, instituée au sein du commissariat général de la Langue française (organisme dépendant du Premier ministre) en 1986. En 1990, la commission aborde la notion de «sustainability», directement issue de la définition citée plus haut proposée par le rapport Brundtland : on évoque des équivalents possibles (développement soutenable, développement écologique intégré, écodéveloppement…), et bien sûr celui de développement durable, déjà retenu par le Canada, ainsi que l’ONU et l’Unesco.
Peu à peu s’imposera donc le développement durable, non sans certaines réserves. Ainsi dans les instances de la Coopération française, on pouvait indiquer faire depuis longtemps du développement durable sans avoir attendu l’irruption du concept… et l’on peut signaler que la notion de développement humain, portée par le PNUD, demeure un des pôles de la définition telle que proposée ci-dessous dans un document de la Direction générale de la coopération internationale française (DGCID) : «La Conférence de Rio était centrée sur les interactions entre l’être humain et l’environnement. La Coopération française, guidée par les principes adoptés lors de cette conférence, place depuis lors cette articulation au cœur de sa politique de développement durable. Le développement économique et social, la lutte contre la pauvreté, la structuration d’États de droit constituent trois points d’application prioritaires de l’aide française, qui concrétisent l’engagement de la France en faveur du développement humain.»
Si la langue véhicule un état de la conscience, nul doute que la victoire lexicale du développement durable est l’illustration même des doutes et des croyances d’une époque… confrontée à sa propre complexité. Ce qui devrait du reste inviter à la prudence face à des mots, des formules dont le triomphe ne peut masquer le caractère transitoire. Reste que ce rapide survol montre bien que le thème du développement durable était en gestation depuis longtemps.
On parlait autrefois de croissance, raccourci de «croissance économique», qui relevait d’une approche statistique selon laquelle le progrès est attesté par des chiffres. Les économistes avaient instauré des outils de mesure (premier d’entre eux, le Produit national brut) pour traduire en termes comptables une croyance alors commune: l’augmentation de la production, manufacturière notamment, et de son corollaire – la consommation – est un critère fiable d’enrichissement d’une nation et traduit l’accès de ses citoyens à une vie meilleure. La sécheresse de ce raisonnement, conjugué aux premières désillusions de la croissance ont conduit cependant à admettre cette autre idée: le développement n’est pas la croissance, quand bien même sa mesure serait beaucoup plus aléatoire. L’économiste français François Perroux est l’un des premiers à différencier nettement croissance économique et développement, celui-ci demandant pour se réaliser une meilleure prise en compte des besoins fondamentaux des hommes (on parle alors aussi de développement global ou intégral).
Issu, dans son acception économique, de l’anglais, le concept de développement a surtout connu son essor dans les années cinquante et soixante, à la faveur des analyses sur le retard économique des pays dits «sous-développés». Sa popularisation s’impose aussi par le truchement des plans d’aide au développement, conçus par les pays riches, et notamment les États-Unis, dans le contexte de la guerre froide. Sont alors érigés des organismes comme la Banque mondiale, mais aussi tout un ensemble d’organisations des Nations unies – notamment la Conférence des Nations unies pour le commerce et le développement (Cnuced), en 1962, et le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), en 1965 – dont l’action vise expressément à favoriser le développement des pays pauvres, en recourant à d’autres moyens que la simple injection d’investissements pour nourrir la croissance.
Le développement suggérait une idée de complexité: de nombreux facteurs, les uns quantitatifs, les autres plutôt orientés vers des critères forcément variables où entrait la notion de «qualité de vie», nourrissaient la définition du développement. Idée dont il fallut bientôt reconnaître… l’impertinence. Plus on parlait du développement, moins il semblait accessible. Car non seulement des pans entiers de l’humanité échappaient à son emprise (il s’agit des pays «en développement»). Mais le «mal-vivre» de plus en plus manifeste des pays considérés naguère comme développés indiquait aussi qu’il y avait une difficulté: le développement y était imparfait, voire trompeur.
La critique contre le modèle de développement industrialisé devient de plus en plus radicale: au début des années soixante-dix, la question «Faut-il renoncer à la croissance ?» est ouvertement posée par le Club de Rome et reprise par plusieurs auteurs réputés. Le débat force les grandes institutions à affiner leur vision du développement. La Banque mondiale décrète la lutte contre la pauvreté, tandis que le PNUD suscite une petite révolution en lançant, en 1990, la formule du développement humain. Celui-ci devait désormais viser à l’accroissement du bien-être social, en prenant en compte la capacité de chaque homme à mettre en œuvre ses propres potentialités. Un instrument de mesure est même proposé (l’indicateur de développement humain, IDH) qui tente de saisir, en même temps que le niveau de vie, des éléments comme l’espérance de vie et le niveau d’éducation. Peu à peu, l’accent est mis aussi sur la viabilité à long terme des processus de développement, et notamment sur la préservation de la nature.
C’est dans ce contexte que s’est dégagée la notion de développement durable. Celle-ci s’est imposée au confluent de deux conceptions apparemment antagonistes: celle du développement fondé sur la croissance, toujours conçue comme un de ses facteurs importants, sinon désormais le seul; et celle de la défense, face aux ravages causés par la frénésie productiviste, d’une planète conçue jusque-là comme un réservoir de «moyens» de production. Les deux positions étant assez antagonistes, on peut dire en schématisant qu’on a tenté de trouver un compromis: produire, oui, mais en tenant compte de la préservation des biens «durables» que sont les ressources naturelles élémentaires de la planète. Le développement durable vient d’abord de là… mais l’idée reprenait aussi à son compte toute la réflexion déjà avancée sur le développement, intégrant des éléments aussi divers que la lutte contre la pauvreté, la réduction des inégalités, l’approfondissement de la démocratie et de la liberté individuelle dans le respect des équilibres sociaux ainsi que tout un ensemble d’efforts pour unifier la pensée du développement dans un monde multiple…
2.De 1972 à 1992 : comment naît le développement durable
Il est admis que c’est lors de la Conférence des Nations unies sur l’environnement de 1972, à Stockholm, en Suède, que se mettent en place les principaux éléments qui vont entrer dans la définition du développement durable. Les thèmes centraux de la Conférence étaient: l’interdépendance entre les êtres humains et l’environnement naturel ; les liens entre le développement économique et social et la protection de l’environnement; la nécessité d’une vision mondiale et de principes communs… Malgré les réserves de nombreux participants à la réunion de Stockholm (y compris des pays en développement), une dynamique liant environnement et développement est ainsi créée qui a pour effet de mettre au goût du jour le courant de l’écodéveloppement, lequel veut associer le développement et l’écologie. Et qui se traduit, une quinzaine d’années plus tard, par les travaux de la Commission mondiale sur l’environnement et le développement (CMED, connue sous le nom de Commission Brundtland). Celle-ci rend public, en 1987, un rapport décisif réclamant un développement qui permette de «répondre aux besoins du présent sans compromettre la possibilité pour les générations futures de satisfaire les leurs».
D’autres étapes importantes sont à noter, à commencer par le Sommet de la Terre sur l’environnement et le développement. En 1992, ce sommet de Rio adopte tout un ensemble de principes (déclaration de Rio), et des recommandations consignées dans ce qu’on appelle l’Agenda 21 («un programme pour le XXIe siècle»). D’autres conférences, tel le Sommet mondial pour le développement social, en mars 1995, ou encore l’assemblée générale des Nations unies de juin 1997 (bilan de la mise en application de l’Agenda 21), ponctuent la décennie qui doit mener, en 2002, à Johannesburg, autrement dit la conférence de Rio + 10… officiellement placée, cette fois sans détour, sous l’égide du «développeoment durable».
A ce stade, tout le monde semble d’accord sur les objectifs. Comme le résume dans un effort de synthèse un document du gouvernement canadien, «pour réaliser le développement durable, il importe de savoir que ce ne sont pas uniquement les mesures classiques de bien-être économique qui comptent. La qualité de la vie et le bien-être sont déterminés par bien des facteurs – le revenu, l’état de santé de la population, son niveau d’instruction, la diversité culturelle, le dynamisme des collectivités, la qualité de l’environnement, la beauté de la nature; ce sont tous des termes qui entrent dans l’équation du développement durable». Dans cette optique, le développement durable est lié à un effort de planification économique qui intègre tous les éléments caractéristiques du développement, ainsi qu’à un souci général d’équité: «L’idée du développement durable implique la nécessité non seulement de créer des richesses et de préserver l’environnement, mais aussi d’en assurer une juste répartition. Il faut veiller à ce que les coûts et les avantages du développement soient répartis de façon plus équitable entre les pays, entre les générations et entre les pauvres et les nantis.»
3.Développement soutenu, humain, durable ?
Source de certains malentendus, la formulation officielle du développement durable fut initialement celle de «développement soutenu» ou «développement soutenable», traductions littérales de l’anglais sustainable development. L’adaptation de la terminologie anglaise sera progressive en France. Un tour décisif y est donné, entre autres, par les travaux de la commission générale de terminologie, instituée au sein du commissariat général de la Langue française (organisme dépendant du Premier ministre) en 1986. En 1990, la commission aborde la notion de «sustainability», directement issue de la définition citée plus haut proposée par le rapport Brundtland : on évoque des équivalents possibles (développement soutenable, développement écologique intégré, écodéveloppement…), et bien sûr celui de développement durable, déjà retenu par le Canada, ainsi que l’ONU et l’Unesco.
Peu à peu s’imposera donc le développement durable, non sans certaines réserves. Ainsi dans les instances de la Coopération française, on pouvait indiquer faire depuis longtemps du développement durable sans avoir attendu l’irruption du concept… et l’on peut signaler que la notion de développement humain, portée par le PNUD, demeure un des pôles de la définition telle que proposée ci-dessous dans un document de la Direction générale de la coopération internationale française (DGCID) : «La Conférence de Rio était centrée sur les interactions entre l’être humain et l’environnement. La Coopération française, guidée par les principes adoptés lors de cette conférence, place depuis lors cette articulation au cœur de sa politique de développement durable. Le développement économique et social, la lutte contre la pauvreté, la structuration d’États de droit constituent trois points d’application prioritaires de l’aide française, qui concrétisent l’engagement de la France en faveur du développement humain.»
Si la langue véhicule un état de la conscience, nul doute que la victoire lexicale du développement durable est l’illustration même des doutes et des croyances d’une époque… confrontée à sa propre complexité. Ce qui devrait du reste inviter à la prudence face à des mots, des formules dont le triomphe ne peut masquer le caractère transitoire. Reste que ce rapide survol montre bien que le thème du développement durable était en gestation depuis longtemps.
Article publié le 13/08/2002