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Djibouti

Affaire Borrel: le tournant

Après sept ans d’enquête, la justice française effectue un virage à 180 degrés sur le dossier Borrel. Ce juge français, retrouvé mort en 1995 au pied d’une falaise de Djibouti, n’est pas un «suicidé» pour le cinquième magistrat instructeur. Plusieurs témoins ont déjà étayé la thèse de l’assassinat, défendue par la veuve du magistrat. Dernier en date: Ali Iftin, l’ancien patron de la garde présidentielle. Nous l’avons rencontré à Bruxelles.
Six mois d’exil et déjà sa terre natale lui manque. Sous sa veste en cuir, Ali Abdillahi Iftin abrite l’amertume d’un homme écœuré par les dérives d’un régime où règne l’arbitraire. Ce commandant de gendarmerie était le responsable de la garde présidentielle d’Ismaël Omar Guelleh. Pendant des années, il a servi avec loyauté son président. Au printemps dernier, sentant que la pression devenait trop forte, il a fui son pays par les montagnes, comme d’autres avant lui. Direction: Addis-Abeba, puis Bruxelles, car Paris lui refuse le visa de réfugié politique qu’il demande. La Seine, il l’a finalement aperçu la semaine dernière, en se rendant dans le cabinet d’instruction du juge Sophie Clément au Palais de justice de Paris.

Par devoir, et «surtout pour Madame Borrel et ses enfants», il a raconté sa part de vérité sur cette affaire devenue une affaire d’Etat. Et de commencer par son faux témoignage. Fin 1999, lorsque les autorités djiboutiennes apprennent que l’ancien lieutenant de la garde présidentielle, Mohamed Saleh Alhoumekani, va dire publiquement ce qu’il sait de l’affaire, le patron des services de renseignements préparent une contre-offensive. «L’objectif, explique Ali Iftin, est alors de décrédibiliser le témoignage d’Alhoumekani. Hassan Saïd, le patron des services de renseignements, me présente un texte que je dois recopier, puis signer». Menaces à l’appui: «Si je ne le fais pas, moi ou ma famille auront à en subir les conséquences». Dans cette lettre, Alhoumekani est présenté comme un mauvais sujet, instrument d’une vaste «machination» menée par certains milieux français (l’avocat Arnaud Montebourg est cité) et djiboutiens, dont le but est de déstabiliser le régime en place. «J’ai hésité, dit Iftin, et puis j’ai signé». En droit, cela s’appelle de la subornation de témoin. Mais ce n’est pas tout: Ali Iftin révèle aussi que quelques semaines avant la mort du magistrat, il saisit la fin d’une conversation entre Hassan Saïd et Ismaël Omar Guelleh, l’actuel chef de l’État et à l’époque chef de cabinet du président Hassan Gouled Aptidon. Il est question d’un «juge français qui se mêle d’affaires qui ne le regardent pas. Il ferait mieux de s’occuper de ses problèmes», mais attention, précise Iftin, «personne n’évoque alors une élimination physique». Revenons maintenant aux faits.

19 octobre 1995: Bernard Borrel, magistrat détaché au titre de la Coopération, est retrouvé en position fœtale, entre deux pierres en bas d’une falaise. Sans vie, le haut du corps brûlé à l’essence, les jambes et les pieds intacts. Version officielle: suicide. Officielle, puisqu’elle s’étale, comme l’ont révélé nos confrères de Canal+, dans un télégramme diplomatique envoyé à Paris par le chef de mission de la Coopération. Ancien officier de gendarmerie, Jean-Jacques Moulines écrit: «Bernard Borrel a mis fin à ses jours». L’enquête n’a pas encore commencé. Dans les jours suivants, on présente cet homme de 39 ans, père de deux enfants, comme quelqu’un de «déprimé». Preuve de la thèse officielle: le briquet retrouvé entre les rochers, puisqu’il a dû faire plusieurs mètres dans son agonie. Élisabeth Borrel rentre en France et enterre son mari. Aucune autopsie n’est réalisée.

Plus tard, les radiographies des poumons, réalisées à l’hôpital militaire français de Djibouti, disparaissent du dossier médical. En 1996, une expertise privée, réalisée par le Professeur Lazarini, légiste renommé, décortique l’impossibilité de la mort par carbonisation, en raison de l’absence de suie dans les bronches et de produits de combustion dans les poumons. Conclusion: le corps ne peut donc avoir été brûlé du «vivant du sujet». Instruit à Toulouse, le dossier est «dépaysé» à Paris, repris par les juges Marie-Paule Moracchini et Roger le Loire, eux-mêmes dessaisis au profit du juge Jean-Baptiste Parlos.

Le juge fouineur est mort

Face aux incohérences du dossier, le juge Parlos diligente une batterie d’expertises. Il fait appel à trois scientifiques, légistes et anthropologue, pour examiner à nouveau le corps de Bernard Borrel. En juin dernier, il est exhumé pour la seconde fois au cimetière de Frouzins, près de Toulouse. Après six mois de travail, les expertises ont été communiquées au juge et à la partie civile. L’avocat d’Elisabeth Borrel s’est décidé à les rendre publique. «Toutes ces expertises concordent dans le sens de l’intervention de tiers, explique Olivier Morice, que la piste du suicide n’est pas possible, n’est pas plausible et que par conséquent, il faut retenir, de plus en plus, la thèse de l’assassinat».

Concrètement, les experts ont relevé une fracture du cubitus du bras, «fracture de défense» dit le rapport, ainsi qu’une fracture de la boîte crânienne. Et le rapport d’élaborer un scénario: Bernard Borrel aurait été agressé, il se protège avec le bras et reçoit un coup sur la tête. Puis, alors qu’il est inconscient ou déjà mort, ses agresseurs lui brûlent le haut du corps. Ce dernier détail avait déjà été mis en lumière par l’analyse du Pr Lazarini. Si elle reste hypothétique, cette version permet de remettre en perspective les propos d’Alhoumekani.

En effet, dans les heures qui suivent la découverte du corps de Bernard Borrel par une patrouille de la prévôté -la gendarmerie de l’armée française- le lieutenant assiste médusé à un étrange conciliabule, dans les jardins de la présidence. Il y a là Ismaël Omar Guelleh, le chef de cabinet, Hassan Said, le chef des services et le patron de la gendarmerie, le colonel Mahdi, ainsi que deux étrangers. Mais aussi deux individus soupçonnés d'avoir exécuté des attentats anti-français: Adouani, un Tunisien et Awalleh Guelleh, un homme qui, normalement, devrait être derrière les barreaux de la prison de Gabode. Ce dernier dit: «ça y est, le juge fouineur est mort». Question d’IOG: «le travail a été fait correctement ?» Réponse de l’un des deux étrangers: «pas de trace, mais il faut demander au colonel de récupérer la main courante» (le registre tenu par des militaires à un point de contrôle où est passé Bernard Borrel). Le colonel Mahdi: «c’est fait». A Djibouti, cette version a toujours été qualifiée de mensongère, Alhoumekani n’étant qu’un affabulateur. Une défense qui pourrait bientôt changer.

Ecouter également :
Me Aref, l'avocat d'un des deux hommes mis en cause dans l'affaire Borrel au micro de Ghislaine Dupont 05/12/2002, 1'

Me Olivier Maurice, l'avocat d'Elisabeth Borrel épouse du juge Borrel, au micro de Pierre Ganz.
(04/12/2002, 8'15")



par David  Servenay

Article publié le 04/12/2002