Croatie
La Croatie traumatisée par les inculpations de La Haye
La Croatie a tout autant de mal que la Serbie à accepter la coopération avec le Tribunal pénal international (TPI) de La Haye. La mauvaise coopération de Zagreb avec la justice internationale bloque pourtant les perspectives d’intégration européenne du pays.
De notre envoyé spécial à Zagreb
Depuis l’inculpation par le Tribunal de La Haye, en septembre dernier, du général Janko Bobteko, ancien chef d’état-major de l’armée croate, le débat sur la guerre d’indépendance et la reconquête des territoires occupés par les sécessionnistes serbes a été relancé à Zagreb.
Lors de la signature du cessez-le-feu du 3 janvier 1992, la «République serbe» autoproclamée contrôlait plus du quart du territoire croate. La reconquête va se faire en deux temps: en 1994, les forces croates reprennent la Slavonie occidentale et, au début août 1995, toute la Krajina retombe dans leur escarcelle en quelques jours de combats. Cette «libération» se solde par de nombreuses exactions contre les civils serbes et un exode systématique des populations serbes de Croatie.
«Pratiquement tous les Croates approuvent la nécessité du Tribunal pénal international. Personne de sérieux ne met en doute le fait que des crimes aient été commis», explique le journaliste Boris Vlasic, éditorialiste réputé du grand quotidien libéral Jutarnji List. «Par contre, les personnes aujourd’hui inculpées sont-elles les vrais responsables ? Pourquoi avoir inculpé le général Bobteko, dont la responsabilité personnelle semble difficile à établir ? Personnellement, j’aurais préféré que soient inculpés les juges et les procureurs de l’époque qui n’ont pas poursuivi les responsables des débordements et des violences commises contre les Serbes».
L’opinion croate a fermement réagi aux inculpations du TPI. De grandes manifestations ont été organisées pour protester contre l’inculpation des généraux responsables de la reconquête. «Que je sache, la Croatie a été agressée par la Serbie. Elle s’est défendue, et a pu libérer son territoire», expliquent de nombreux intellectuels croates. «Peut-on réduire une guerre de libération à une série d’exactions pénalement condamnables ?»
Jusqu’à présent, le gouvernement de centre-gauche dirigé par Ivica Racan n’a guère fait d’efforts pour arrêter les personnes inculpées par le TPI. Ce gouvernement avait pourtant fait de la coopération avec le TPI son cheval de bataille, lorsqu’il a chassé du pouvoir les nationalistes du HDZ, en janvier 2000.
Recours rejeté par le TPI
Seul le général Rustem Ademi, un Croate d’origine albanaise, s’est volontairement rendu à La Haye. Le général Ante Gotovina, co-inculpé dans l’affaire de la reprise de la poche de Medak, en 1994, qui s’était soldée par la mort de dizaines de civils serbes, s’est évanoui dans la nature. «La Croatie est un petit pays, personne ne peut se cacher ou disparaître sans que les autorités ne soient au courant», estime pourtant Boris Vlasic. Le général Janko Bobetko, 83 ans, accusé de crimes de guerre commis lors de l’offensive d’août 1995, est à l’hôpital. Son état de santé l’empêcherait de prendre la route de La Haye. Zagreb a même engagé une épreuve de force avec La Haye, en lançant un recours juridique contre l’inculpation de Janko Bobetko, mais ce recours a été rejeté par le TPI.
Les tribunaux croates ont également compétence pour juger des crimes de guerre. Les résultats ne sont guère convaincants. Le procès des inculpés de l’affaire «Lora» a soulevé les plus grands doutes sur l’impartialité de la justice croate. Des centaines de Serbes ont été détenus et torturés dans la prison militaire «Lora», près de Split. Tous les responsables de ce centre de détention ont été relaxés à la fin du mois de novembre. Cette affaire tend à prouver que les tribunaux locaux sont incapables de juger objectivement les crimes commis par les forces croates. Boris Vlasic le reconnaît volontiers, en dénonçant la couardise du gouvernement Racan : «tous les juges ont été nommés par l’ancien régime nationaliste, et la nouvelle équipe n’a pas osé procéder à une réforme de la justice, au nom de l’indépendance du pouvoir judiciaire. Mais quand les juges en place ont été nommés par un régime autoritaire et nationaliste, est-ce respecter l’indépendance de la justice que de ne pas les révoquer ?»
Milorad Pupovac préside le Conseil national serbe de Croatie. Ce Serbe de Zagreb n’a jamais quitté sa ville natale, même au plus fort de la guerre, se faisant accuser de «trahison» par ses co-nationaux, tandis que le régime croate le vilipendait comme pièce avancée de la «cinquième colonne» serbe. Il se bat aujourd’hui pour défendre les droits collectifs des Serbes restés en Croatie. Lui non plus n’a pas de mots trop dire pour dénoncer l’attitude de la justice croate. «Dès que La Haye inculpe de nouveaux militaires croates, la police arrête des Serbes, pour calmer l’opinion. Cette politique vise à terrifier les Serbes restés en Croatie, et elle dissuade les réfugiés de revenir au pays».
Le président de la République, Stipe Mesic, a pris ses distances avec le gouvernement d’Ivica Racan. «Pourquoi la Croatie n’est-elle pas invitée à rejoindre l’Union européenne et l’Otan, alors que ses indicateurs économiques sont meilleurs que ceux de plusieurs pays candidats ?», ne cesse-t-il de demander. «À cause de notre mauvaise coopération avec le TPI et de la réforme de la justice qui traîne toujours. Nous avons adopté une loi sur la coopération avec La Haye. Il est donc impossible que certains accusés la respectent, et que d’autres décident de ne pas se sentir concernés».
Milorad Pupovac reconnaît une chose, la grande majorité des Croates accepteraient que leur pays coopère plus efficacement avec le TPI, si tel était le prix à payer pour l’intégration européenne de la Croatie. Mais, à ses yeux, le gouvernement n’ose pas prendre ses responsabilités, retardant d’autant le nécessaire travail de catharsis et d’autocritique que la société croate doit fournir.
Depuis l’inculpation par le Tribunal de La Haye, en septembre dernier, du général Janko Bobteko, ancien chef d’état-major de l’armée croate, le débat sur la guerre d’indépendance et la reconquête des territoires occupés par les sécessionnistes serbes a été relancé à Zagreb.
Lors de la signature du cessez-le-feu du 3 janvier 1992, la «République serbe» autoproclamée contrôlait plus du quart du territoire croate. La reconquête va se faire en deux temps: en 1994, les forces croates reprennent la Slavonie occidentale et, au début août 1995, toute la Krajina retombe dans leur escarcelle en quelques jours de combats. Cette «libération» se solde par de nombreuses exactions contre les civils serbes et un exode systématique des populations serbes de Croatie.
«Pratiquement tous les Croates approuvent la nécessité du Tribunal pénal international. Personne de sérieux ne met en doute le fait que des crimes aient été commis», explique le journaliste Boris Vlasic, éditorialiste réputé du grand quotidien libéral Jutarnji List. «Par contre, les personnes aujourd’hui inculpées sont-elles les vrais responsables ? Pourquoi avoir inculpé le général Bobteko, dont la responsabilité personnelle semble difficile à établir ? Personnellement, j’aurais préféré que soient inculpés les juges et les procureurs de l’époque qui n’ont pas poursuivi les responsables des débordements et des violences commises contre les Serbes».
L’opinion croate a fermement réagi aux inculpations du TPI. De grandes manifestations ont été organisées pour protester contre l’inculpation des généraux responsables de la reconquête. «Que je sache, la Croatie a été agressée par la Serbie. Elle s’est défendue, et a pu libérer son territoire», expliquent de nombreux intellectuels croates. «Peut-on réduire une guerre de libération à une série d’exactions pénalement condamnables ?»
Jusqu’à présent, le gouvernement de centre-gauche dirigé par Ivica Racan n’a guère fait d’efforts pour arrêter les personnes inculpées par le TPI. Ce gouvernement avait pourtant fait de la coopération avec le TPI son cheval de bataille, lorsqu’il a chassé du pouvoir les nationalistes du HDZ, en janvier 2000.
Recours rejeté par le TPI
Seul le général Rustem Ademi, un Croate d’origine albanaise, s’est volontairement rendu à La Haye. Le général Ante Gotovina, co-inculpé dans l’affaire de la reprise de la poche de Medak, en 1994, qui s’était soldée par la mort de dizaines de civils serbes, s’est évanoui dans la nature. «La Croatie est un petit pays, personne ne peut se cacher ou disparaître sans que les autorités ne soient au courant», estime pourtant Boris Vlasic. Le général Janko Bobetko, 83 ans, accusé de crimes de guerre commis lors de l’offensive d’août 1995, est à l’hôpital. Son état de santé l’empêcherait de prendre la route de La Haye. Zagreb a même engagé une épreuve de force avec La Haye, en lançant un recours juridique contre l’inculpation de Janko Bobetko, mais ce recours a été rejeté par le TPI.
Les tribunaux croates ont également compétence pour juger des crimes de guerre. Les résultats ne sont guère convaincants. Le procès des inculpés de l’affaire «Lora» a soulevé les plus grands doutes sur l’impartialité de la justice croate. Des centaines de Serbes ont été détenus et torturés dans la prison militaire «Lora», près de Split. Tous les responsables de ce centre de détention ont été relaxés à la fin du mois de novembre. Cette affaire tend à prouver que les tribunaux locaux sont incapables de juger objectivement les crimes commis par les forces croates. Boris Vlasic le reconnaît volontiers, en dénonçant la couardise du gouvernement Racan : «tous les juges ont été nommés par l’ancien régime nationaliste, et la nouvelle équipe n’a pas osé procéder à une réforme de la justice, au nom de l’indépendance du pouvoir judiciaire. Mais quand les juges en place ont été nommés par un régime autoritaire et nationaliste, est-ce respecter l’indépendance de la justice que de ne pas les révoquer ?»
Milorad Pupovac préside le Conseil national serbe de Croatie. Ce Serbe de Zagreb n’a jamais quitté sa ville natale, même au plus fort de la guerre, se faisant accuser de «trahison» par ses co-nationaux, tandis que le régime croate le vilipendait comme pièce avancée de la «cinquième colonne» serbe. Il se bat aujourd’hui pour défendre les droits collectifs des Serbes restés en Croatie. Lui non plus n’a pas de mots trop dire pour dénoncer l’attitude de la justice croate. «Dès que La Haye inculpe de nouveaux militaires croates, la police arrête des Serbes, pour calmer l’opinion. Cette politique vise à terrifier les Serbes restés en Croatie, et elle dissuade les réfugiés de revenir au pays».
Le président de la République, Stipe Mesic, a pris ses distances avec le gouvernement d’Ivica Racan. «Pourquoi la Croatie n’est-elle pas invitée à rejoindre l’Union européenne et l’Otan, alors que ses indicateurs économiques sont meilleurs que ceux de plusieurs pays candidats ?», ne cesse-t-il de demander. «À cause de notre mauvaise coopération avec le TPI et de la réforme de la justice qui traîne toujours. Nous avons adopté une loi sur la coopération avec La Haye. Il est donc impossible que certains accusés la respectent, et que d’autres décident de ne pas se sentir concernés».
Milorad Pupovac reconnaît une chose, la grande majorité des Croates accepteraient que leur pays coopère plus efficacement avec le TPI, si tel était le prix à payer pour l’intégration européenne de la Croatie. Mais, à ses yeux, le gouvernement n’ose pas prendre ses responsabilités, retardant d’autant le nécessaire travail de catharsis et d’autocritique que la société croate doit fournir.
par Jean-Arnault Dérens
Article publié le 04/12/2002