Caucase
Reportage à Grozny, ville en guerre
Dans les rues de la capitale tchétchène, notre envoyé spécial a vécu pendant quelques jours au rythme d’une ville toujours en guerre dans laquelle les habitants tentent d’organiser leur survie.
De notre envoyé spécial en Tchétchénie
Ecoutez le reportage de Jean-Frédéric Saumont (durée 20 minutes)
«Nous n’avons pas de lumière, pas d’eau non plus. Vous voyez bien par vous-mêmes: est-ce qu’on peut vivre normalement dans ces ruines? Non! Nous ne vivons pas, nous survivons». Arrêtée à un check-point dans le centre de Grozny, Iaxa attend devant sa voiture, une petite Jigouli russe, un luxe en Tchétchénie mais comme chaque fois qu’elle décide de circuler dans la ville, il lui faut s’armer de patience pour passer tous les points de contrôles qui quadrillent Grozny: vérification systématique des identités, fouille en règle du véhicule, personne n’échappe à ces contrôles incessants.
«Il y a un petit moment que nous attendons» constate-t-elle dans un sourire. C’est une scène de la vie ordinaire à Grozny où la population réduit ses déplacements à l’essentiel: nourriture ou corvée d’eau distribuée par des camions-citernes car les appartements dans lesquels vivent les Tchétchènes qui n’ont pas pu ou pas voulu quitter la république, sont vétustes et ont tous subi les dommages causés par les bombardements, ceux de la première guerre ou du début du deuxième conflit, entre octobre 1999 et le printemps 2000. On se chauffe au gaz lorsqu’il n’est pas coupé.
Grozny demeure une ville morte
Mais la réalité a un tout autre aspect: Grozny demeure une ville morte dont certains quartiers sont quasiment désertiques en pleine journée. Et la «reconstruction» n’a pas même commencé: la capitale tchétchène reste un vaste champ de ruines, un entrelacs effroyable de gravats et de charpentes effondrées. Aucun bâtiment du centre-ville n’est intact et avant même d’envisager de reconstruire, il faudra préalablement déblayer des tonnes de pierres, de ferrailles, de voitures calcinées. «Je pense que ce n’est pas très objectif» rétorque Mikhaïl Babich, le tout nouveau Premier ministre tchétchène nommé le mois dernier par Vladimir Poutine, qui nous reçoit dans le bâtiment reconstruit de l’administration présidentielle, véritable camp retranché, protégé par l’armée fédérale. «Si vous aviez vu Grozny il y a 2 ans, vous auriez eu un spectacle tout à fait différent. Il n’y avait aucune voiture et les gens ne sortaient pas dans la ville. Aujourd’hui, un processus de reconstruction active est en cours» affirme le Premier ministre tchétchène.
Mais pour les habitants de Grozny, la «reconstruction» n’est encore qu’un mirage. L’hôpital numéro 4, un des 9 hôpitaux de Grozny n’est guère reluisant: murs délabrés qui portent les stigmates de la guerre. «Tous les collaborateurs de l’hôpital se sont réunis le 15 mars 2000, raconte le docteur Adam Ismaïlov, et dés le 15 avril, nous avons nous-mêmes effectué les réparations. Avant, ce bâtiment était dans l’état où sont les bâtiments après la guerre: des parties entières étaient détruites, des murs effondrés et le sol était couvert de débris. Ce que vous voyez aujourd’hui, c’est nous qui l’avons fait». L’hôpital numéro 4 fonctionne tant bien que mal mais le ministère de la Santé est incapable de fournir les installations et les médicaments nécessaires: «C’est comme ça dans tous les hôpitaux de Grozny et de Tchétchénie» ajoute le docteur Ismaïlov.
Dans une salle de l’hôpital, une vingtaine de jeunes gens suivent un cours de médecine. Là aussi, l’équipement est minimal. Pas d’ordinateurs, juste un manuel et un tableau noir. «Les étudiants ne peuvent même pas venir au cours tous les jours, explique un professeur, car ils habitent souvent assez loin et ils doivent traverser plusieurs check-points où ils peuvent être retenus, se faire arrêter mais ils veulent étudier, ils s’appliquent autant qu’ils peuvent malgré leur masse de problèmes.»
Au premier rang de la classe, Chamil: il a 23 ans, la cible idéale pour se faire arrêter et contrôler plusieurs fois par jours car pour l’armée fédérale, tout jeune Tchétchène est un combattant potentiel qui pourrait rejoindre les séparatistes, les «boïvikis» comme les appellent les Russes. «Durant toutes ces années, j’aurais très bien pu me vendre au plus offrant, raconte-t-il avec rage, aux Russes, aux Tchétchènes, aux Wahhabites, et je pourrais encore le faire mais je ne veux rien avoir à faire avec eux. Que la Tchétchénie soit indépendante ou pas, ça m’est égal. Ce qui m’importe, c’est de vivre normalement, de travailler librement et de dormir en paix. Mais ça, c’est impossible. La manière dont nous vivons ici, personne n’en sait rien, ce n’est écrit nulle part, on ne le voit nulle part».
A la base militaire, près de l’aéroport détruit qui ne fonctionne pas, le spectacle est tout autre. A l’écart du centre, c’est aussi un camp retranché mais à l’intérieur, c’est une ville dans la ville. Les soldats travaillent sans relâche pour augmenter les capacités d’accueil et construire de nouvelles installations en dur. L’hôpital militaire de campagne ne manque apparemment de rien pour accueillir les soldats blessés lors des «opérations spéciales» ou par l’explosion de mines. Car si Grozny est sous contrôle de l’armée durant la journée, il en va tout autrement aux heures nocturnes du couvre-feu: les soldats se retirent dans leurs bunkers, la circulation cesse presque totalement et les rebelles profitent de la nuit pour circuler dans la ville et pour poser des mines. Chaque matin, le génie militaire entame un fastidieux travail de déminage des routes de Tchétchènie. «Cela dure jusqu’à 10 heures et demie du matin. A partir de cette heure-là, toutes les routes doivent être déminées» explique le colonel Boris Podoprigora, commandant des forces russes dans le Caucase du Nord.
C’est aussi durant la nuit que des hommes masqués, armés et se déplaçant en blindés mènent des «opérations de nettoyage» dans les villages de Tchétchénie, les «zatchistkis» qui font frémir les Tchétchènes car elles se soldent régulièrement par des enlèvements ou au mieux le racket des populations civiles. Personne ne sait qui dirige ces escadrons de la mort mais des centaines de personnes auraient déjà disparu. «Parfois, on retrouve les cadavres mais pas toujours» raconte cette jeune femme qui a quitté Grozny après la destruction de l’immeuble dans lequel elle vivait, dans le quartier d’Octobroskaïa.
Depuis la prise d’otages dans un théâtre de Moscou, ces «nettoyages» ont redoublé d’intensité, visage d’une «sale guerre» que le Kremlin, défiant toute réalité, persiste à qualifier de simple «opération de police». Certes les bombardements intensifs et systématiques ont cessé en Tchétchénie mais la guerre continue tous les jours et toutes les nuits pour une population martyre et oubliée.
Selon les chiffres officiels publiés par les autorités russes après le récent recensement, il y aurait aujourd’hui 300 000 personnes à Grozny et plus d’un million dans toute la Tchétchénie. Mais ces chiffres semblent largement surestimés : selon les organisations humanitaires, ce «décompte» fait partie de la stratégie déployée par les autorités russes pour convaincre l’opinion que la «normalisation» est en cours en Tchétchénie et que les réfugiés reviennent.
Ecoutez le reportage de Jean-Frédéric Saumont (durée 20 minutes)
«Nous n’avons pas de lumière, pas d’eau non plus. Vous voyez bien par vous-mêmes: est-ce qu’on peut vivre normalement dans ces ruines? Non! Nous ne vivons pas, nous survivons». Arrêtée à un check-point dans le centre de Grozny, Iaxa attend devant sa voiture, une petite Jigouli russe, un luxe en Tchétchénie mais comme chaque fois qu’elle décide de circuler dans la ville, il lui faut s’armer de patience pour passer tous les points de contrôles qui quadrillent Grozny: vérification systématique des identités, fouille en règle du véhicule, personne n’échappe à ces contrôles incessants.
«Il y a un petit moment que nous attendons» constate-t-elle dans un sourire. C’est une scène de la vie ordinaire à Grozny où la population réduit ses déplacements à l’essentiel: nourriture ou corvée d’eau distribuée par des camions-citernes car les appartements dans lesquels vivent les Tchétchènes qui n’ont pas pu ou pas voulu quitter la république, sont vétustes et ont tous subi les dommages causés par les bombardements, ceux de la première guerre ou du début du deuxième conflit, entre octobre 1999 et le printemps 2000. On se chauffe au gaz lorsqu’il n’est pas coupé.
Grozny demeure une ville morte
Mais la réalité a un tout autre aspect: Grozny demeure une ville morte dont certains quartiers sont quasiment désertiques en pleine journée. Et la «reconstruction» n’a pas même commencé: la capitale tchétchène reste un vaste champ de ruines, un entrelacs effroyable de gravats et de charpentes effondrées. Aucun bâtiment du centre-ville n’est intact et avant même d’envisager de reconstruire, il faudra préalablement déblayer des tonnes de pierres, de ferrailles, de voitures calcinées. «Je pense que ce n’est pas très objectif» rétorque Mikhaïl Babich, le tout nouveau Premier ministre tchétchène nommé le mois dernier par Vladimir Poutine, qui nous reçoit dans le bâtiment reconstruit de l’administration présidentielle, véritable camp retranché, protégé par l’armée fédérale. «Si vous aviez vu Grozny il y a 2 ans, vous auriez eu un spectacle tout à fait différent. Il n’y avait aucune voiture et les gens ne sortaient pas dans la ville. Aujourd’hui, un processus de reconstruction active est en cours» affirme le Premier ministre tchétchène.
Mais pour les habitants de Grozny, la «reconstruction» n’est encore qu’un mirage. L’hôpital numéro 4, un des 9 hôpitaux de Grozny n’est guère reluisant: murs délabrés qui portent les stigmates de la guerre. «Tous les collaborateurs de l’hôpital se sont réunis le 15 mars 2000, raconte le docteur Adam Ismaïlov, et dés le 15 avril, nous avons nous-mêmes effectué les réparations. Avant, ce bâtiment était dans l’état où sont les bâtiments après la guerre: des parties entières étaient détruites, des murs effondrés et le sol était couvert de débris. Ce que vous voyez aujourd’hui, c’est nous qui l’avons fait». L’hôpital numéro 4 fonctionne tant bien que mal mais le ministère de la Santé est incapable de fournir les installations et les médicaments nécessaires: «C’est comme ça dans tous les hôpitaux de Grozny et de Tchétchénie» ajoute le docteur Ismaïlov.
Dans une salle de l’hôpital, une vingtaine de jeunes gens suivent un cours de médecine. Là aussi, l’équipement est minimal. Pas d’ordinateurs, juste un manuel et un tableau noir. «Les étudiants ne peuvent même pas venir au cours tous les jours, explique un professeur, car ils habitent souvent assez loin et ils doivent traverser plusieurs check-points où ils peuvent être retenus, se faire arrêter mais ils veulent étudier, ils s’appliquent autant qu’ils peuvent malgré leur masse de problèmes.»
Au premier rang de la classe, Chamil: il a 23 ans, la cible idéale pour se faire arrêter et contrôler plusieurs fois par jours car pour l’armée fédérale, tout jeune Tchétchène est un combattant potentiel qui pourrait rejoindre les séparatistes, les «boïvikis» comme les appellent les Russes. «Durant toutes ces années, j’aurais très bien pu me vendre au plus offrant, raconte-t-il avec rage, aux Russes, aux Tchétchènes, aux Wahhabites, et je pourrais encore le faire mais je ne veux rien avoir à faire avec eux. Que la Tchétchénie soit indépendante ou pas, ça m’est égal. Ce qui m’importe, c’est de vivre normalement, de travailler librement et de dormir en paix. Mais ça, c’est impossible. La manière dont nous vivons ici, personne n’en sait rien, ce n’est écrit nulle part, on ne le voit nulle part».
A la base militaire, près de l’aéroport détruit qui ne fonctionne pas, le spectacle est tout autre. A l’écart du centre, c’est aussi un camp retranché mais à l’intérieur, c’est une ville dans la ville. Les soldats travaillent sans relâche pour augmenter les capacités d’accueil et construire de nouvelles installations en dur. L’hôpital militaire de campagne ne manque apparemment de rien pour accueillir les soldats blessés lors des «opérations spéciales» ou par l’explosion de mines. Car si Grozny est sous contrôle de l’armée durant la journée, il en va tout autrement aux heures nocturnes du couvre-feu: les soldats se retirent dans leurs bunkers, la circulation cesse presque totalement et les rebelles profitent de la nuit pour circuler dans la ville et pour poser des mines. Chaque matin, le génie militaire entame un fastidieux travail de déminage des routes de Tchétchènie. «Cela dure jusqu’à 10 heures et demie du matin. A partir de cette heure-là, toutes les routes doivent être déminées» explique le colonel Boris Podoprigora, commandant des forces russes dans le Caucase du Nord.
C’est aussi durant la nuit que des hommes masqués, armés et se déplaçant en blindés mènent des «opérations de nettoyage» dans les villages de Tchétchénie, les «zatchistkis» qui font frémir les Tchétchènes car elles se soldent régulièrement par des enlèvements ou au mieux le racket des populations civiles. Personne ne sait qui dirige ces escadrons de la mort mais des centaines de personnes auraient déjà disparu. «Parfois, on retrouve les cadavres mais pas toujours» raconte cette jeune femme qui a quitté Grozny après la destruction de l’immeuble dans lequel elle vivait, dans le quartier d’Octobroskaïa.
Depuis la prise d’otages dans un théâtre de Moscou, ces «nettoyages» ont redoublé d’intensité, visage d’une «sale guerre» que le Kremlin, défiant toute réalité, persiste à qualifier de simple «opération de police». Certes les bombardements intensifs et systématiques ont cessé en Tchétchénie mais la guerre continue tous les jours et toutes les nuits pour une population martyre et oubliée.
Selon les chiffres officiels publiés par les autorités russes après le récent recensement, il y aurait aujourd’hui 300 000 personnes à Grozny et plus d’un million dans toute la Tchétchénie. Mais ces chiffres semblent largement surestimés : selon les organisations humanitaires, ce «décompte» fait partie de la stratégie déployée par les autorités russes pour convaincre l’opinion que la «normalisation» est en cours en Tchétchénie et que les réfugiés reviennent.
par Jean-Frédéric Saumont
Article publié le 05/12/2002