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Enfants-soldats

Kadogo: enfants des guerres d’Afrique centrale

Longtemps consultant auprès de l’organisation des Nations unies pour la protection des enfants, l’Unicef, Hervé Cheuzeville se sent lui-même comptable de la vie de certains enfants-soldats de l’Ituri, morts au combat après une démobilisation ratée. De ses séjours au Soudan, en Ouganda, au Rwanda et au Congo-Kinshasa, l’auteur rapporte des tranches de vie singulières inscrites dans des contextes culturels différents. Mais d’un groupe armé l’autre, Hervé Cheuzeville a observé «les mêmes rites sanglants qui consistent à contraindre ces enfants à commettre le plus rapidement possible des atrocités, de préférence contre leur propre communauté, afin de rendre impossible tout retour, toute désertion». Dans l’Ituri congolais par exemple, l’enrôlement des enfants accompagne depuis 1998 la multiplication des milices tribales. Au nord de l’Ouganda, il alimente depuis dix-sept ans la stratégie de la terreur de l’Armée de libération du seigneur, la LRA, une rébellion mystico-militaire.
Hervé Cheuzeville: La LRA sévit pratiquement depuis l’arrivée au pouvoir de Museveni en 1986, mais la situation n’a jamais été aussi grave qu’aujourd’hui. C’est une rébellion essentiellement acholi, l’ethnie majoritaire au nord de l’Ouganda. Au départ, la population acholi ne lui était pas hostile. Mais elle s’en est prise en premier lieu aux civils et aujourd’hui, l’immense majorité de la population vit dans des camps de déplacés que l’on appelle des villages «protégés». Ils peuvent regrouper
50 000 habitants, dans un espace très restreint, avec tout ce que cela comporte de promiscuité, d’inaction, d’alcoolisme, de malnutrition. En outre, ces soit-disant villages «protégés» sont la cible des raids de la LRA qui continue à enlever des enfants. En fait, le régime soudanais a instrumentalisé la LRA pour couper les voies d’approvisionnement des rebelles de l’Alliance pour la libération du peuple soudanais (SPLA) en Ouganda. La mission de LRA était de contrôler le nord de l’Ouganda pour prendre la SPLA à revers, mais elle a échoué dans sa mission confiée par les militaires soudanais.

RFI: Mission confiée dans un premier temps à cette «grande prêtresse», Alice Lakwena…

HC: Oui, Alice Lakwena, qui vit des rations alimentaires du Programme alimentaire mondial (Pam) dans un camp de réfugiés dans la ville de Dadab, près de la frontière somalienne. Elle est sous la protection du Haut commissariat aux réfugiés de l’Onu (HCR). Le gouvernement ougandais cherche à la récupérer pour affaiblir la LRA et son successeur Kony, en vain jusqu’à présent. La LRA dispose de bases au Sud Soudan, en territoire contrôlé par l’armée soudanaise. Elle s’est longtemps contentée de raids à partir de ces bases, des campagnes d’un mois ou deux, le temps de rafler un maximum d’enfants. Les rebelles les utilisent pour ramener le fruit de leurs pillages et, une fois arrivés au Sud Soudan, ils leur donnent une formation militaire avant la campagne suivante, quelques mois plus tard.

RFI: Militairement, comment la LRA est-elle organisée, quelle est la proportion d’enfants dans ses rangs ?

HC: Il y a dix-sept ans, c’étaient les soldats de l’ancienne armée ougandaise de Tito Okello et d’Obote. Vaincus par Museveni, ces soldats de métier se sont réfugiés au Soudan avec armes et bagages. Certains d’entre eux ont décidé de reprendre la lutte dans l’armée d’Alice Lakwena. Mais aujourd’hui, la LRA rassemble surtout des enfants pour environ dix pour cent seulement de soldats aguerris. L’année dernière, en février-mars, l’armée ougandaise a donc cru malin d’attaquer Joseph Kony, le nouveau chef de la LRA, dans ses bases au Sud Soudan. Et cela avec l’accord de Khartoum d’ailleurs. A ce moment là, le nord de l’Ouganda connaissait un certain répit. Ils ont voulu donner l’estocade à Kony. Ils ont seulement tapé dans la fourmilière. Cela a rendu les rebelles encore plus fous furieux. Au lieu de s’enfoncer au Sud Soudan, ils ont décidé de rentrer massivement en Ouganda. Depuis lors, ils n’ont jamais quitté le Nord ougandais. Les populations qui n’avaient pas encore été déplacées ont dû fuir leurs terres. La rébellion a même débordé le pays acholi. Depuis cette l’offensive gouvernementale, on estime à plus de dix mille le nombre d’enfants recrutés de force. Ils se rajoutent aux dix ou quinze mille recrutés ces dernières années, dont beaucoup sont devenus des adultes. Beaucoup sont morts aussi. Dans ce cas là, ils font les manchettes des journaux comme «rebelles tués» au combat par l’armée ougandaise. En revanche, quand ils sont capturés vivants, la presse évoque toujours des «enfants libérés».

RFI: Quel est le sort des «enfants libérés» ?

HC: Comme cela dure depuis des années, ils sont assez bien rodés. Les enfants sont d’abord «débriefés» par les services de renseignement de l’armée ougandaise. Ils sont ensuite remis à des ONG spécialisées. Ces enfants ont beaucoup de mal à se réinsérer. Ils ont souvent commis des atrocités. Dans les rues de Gulu, au Nord, des enfants «libérés» ont été lynchés.

RFI: Qu’est-ce qu’ils racontent ces enfants ?

HC: C’est pour ça que j’ai écrit le livre parce que chaque histoire, chaque itinéraire est différent. Dans certains cas, un groupe armé rafle toute une classe, voire toute l’école. D’autres enfants se sont enrôlés volontairement. Lorsque les parents n’ont rien à offrir, quand il n’y a plus d’école, on se dit qu’avec un fusil on n’aura plus faim. Et puis aussi pour le prestige, dans des pays où plus rien n’existe, en dehors des gens qui portent l’uniforme. Enfin, une propagande plus subtile des groupes armés incitent certains enfants à croire que leur ethnie est menacée, que c’est un devoir de se défendre contre le génocide etc.

RFI: Au Congo, c’est un drame qui se joue depuis moins longtemps qu’en Ouganda. Mais est-ce qu’il prend la même forme ?

HC: Non, les conséquences peuvent être les mêmes pour les enfants, mais cela se présente différemment. Lorsque la deuxième guerre a commencé dans l’Est congolais, le 2 août 1998, un seul mouvement rebelle, le RCD, luttait contre le gouvernement de Laurent Désiré Kabila. Depuis, le RCD s’est transformé en poupée russe avec une multitude de petits RCD. auxquels s’ajoutent toute une série d’autres groupes armés. Non seulement, la rébellion a éclaté, mais ses parrains rwandais et ougandais ont parfois aidé les uns et les autres en même temps ou les ont au contraire opposé, au gré de leurs intérêts ou de ceux de tel officier. En outre, on observe une dérive ethnique, en Ituri par exemple. Là, les leaders rebelles du RCD ont rejeté la domination des non originaire de l’Ituri sur le mouvement pour créer leurs propres groupes armés. L’Ituri est un puzzle ethnique d’une quinzaine de communautés différentes. Il n’en est guère aujourd’hui qui n’aient pas leur propre milice, en dehors des pygmées, éternels laissés pour compte. L’Ituri c’est le royaume de seigneurs de la guerre qui contrôlent leurs petits territoires, leurs armées et qui nouent des alliances successives avec d’autres factions, avec l’Ouganda ou le Rwanda et même ailleurs. Dernièrement, un de ces seigneurs de la guerre a fait un voyage en Libye où il a été reçu par le colonel Kadhafi.

RFI: La militarisation aussi est grandissante !

HC: Oui, maintenant, on trouve par exemple des mines anti personnelles en Ituri. Elles ont été obligeamment fournies par le régime de Kigali à l’UPC de Thomas Lubanga. L’arme la plus fréquente, c’est évidemment la kalachnikov. Mais ils ont aussi des mitrailleuses, des mortiers et même des lance roquettes RPG. Aujourd’hui, les soldats Français de l’opération Artémis contrôle très bien l’aéroport de Bunia. Mais qu’en est-il des dizaines d’autres petites pistes d’atterrissage dans tout l’Ituri ? C’est par là que les armes et les instructeurs entrent. C’est par ces pistes que les enfants sont envoyés en formation militaire, au Rwanda ou ailleurs. Qu’en est-il du lac Albert où les armes passent de l’Ouganda au Congo ? Si on veut arrêter cette tragédie, il faudrait commencer par fermer le robinet , donc par prendre le contrôle de tous les aérodromes, mais aussi des ports du lac Albert.

RFI: Qu’en est-il de la démobilisation des enfants-soldats?

HC: C’est moi qui ai raccompagné chez eux à Bunia ces 165 enfants de l’Ituri, démobilisés en 2001. L’Unicef avait fait une grosse opération bien médiatisée. Des télégrammes de félicitations étaient arrivés de partout. C’était la première opération de démobilisation d’enfants soldats dans l’est du Congo. Mais une fois les enfants rentrés chez eux, l’attention s’est portée ailleurs. Dans les mois qui ont suivi, la majorité de ces enfants ont été repris par les groupes armés. Un grand nombre sont morts à l’heure où je vous parle, faute de suivi. Démobiliser un enfant, c’est facile. Ce qui ne l’est pas, c’est de le réinsérer socialement. C’est un travail de terrain à long terme.



par Propos recueillis par Monique  Mas

Article publié le 17/08/2003