Turquie
Le triomphe kurde, le pari européen
(Photo : AFP)
De notre correspondant à Istanbul
Une folle journée. Ce 9 juin sera à marquer d'une pierre blanche dans l'histoire chaotique de l'intégration de la population kurde à la République de Turquie. Jamais sans doute on n'avait vu autant de visages radieux, entendu autant de commentaires sincèrement émus, assisté à autant de danses et de scènes de liesse dans les rues de ce pays, plutôt habitué à distiller les mauvaises nouvelles et à donner du grain à moudre à ses nombreux détracteurs. Surtout en Europe où la candidature de la Turquie suscite des haut-le-coeur en raison de ses manquements au respect des droits de l'Homme.
Mais cette fois, «il ne reste plus de prétexte», titrait jeudi l'influent journal Hürriyet sur cinq colonnes à la Une, au diapason d'un gouvernement qui fait feu de tous bois depuis des mois, et a encore effectué ce mercredi «deux pas de géant» vers l'Europe, résume Radikal. Un véritable bulldozer écrasant tout sur son passage, les prisons et les tabous, caricature Salih Memecan d'un coup de crayon dans Sabah. Le journal donne d'ailleurs à l'événement l'importance qu'il mérite aux yeux de ses éditorialistes : «Une belle journée», «un pas vers la maturité», «les accusations sont réduites à néant», «N'oublions jamais», «L'antidote au terrorisme, c'est la considération», «Justice à l'Européenne», commentent-ils.
C'est d'abord, dans la matinée, devant leurs postes de télévision que les Kurdes se sont frotté les yeux pour se convaincre qu'ils ne rêvaient pas : ils suivaient pour la première fois de leur histoire un programme d'informations dans leur langue ‘maternelle’, comme dit pudiquement la télévision nationale, qui quand même dû se faire violence –et rappeler à l'ordre par le gouvernement, fin mai– pour mettre en pratique une loi passée… en 2002 ! Des centaines de personnes s'étaient donc massées dans les rues de Diyarbakir, la grande ville du sud-est à majorité kurde, devant les écrans de la TRT, seul média (d'État) à se voir pour l'instant assigné cette responsabilité, impensable il y a peu de temps encore.
Le «jour des Kurdes»Si «le contenu de ce programme et sa durée n'inspirent guère l'enthousiasme, entendre parler kurde sur la télévision nationale m'a beaucoup ému», lâche l'intellectuel kurde Seyhmuz Diken, conseiller culturel à la mairie de Diyarbakir, au milieu de visages hilares et incrédules. Certes, les informations datant de trois jours (les mêmes que celles sous-titrées diffusées dans les programmes en bosniaque et en arabe les jours précédents) n'étaient pas de la première fraîcheur, sans parler des documentaires insipides sur la pollution de la planète et la flore anatolienne.
Mais c'est qu'en matière d'actualité, le meilleur restait à venir ! Et même Seyhmuz Diken, lâchant que l'injustice faite au peuple kurde demeurerait tant que les quatre députés du parti de la Démocratie (DEP pro-kurde, interdit) resteraient emprisonnés après dix ans, ne croyait pas à une libération si imprévisible. En avril, une Cour de Sûreté de l'État avait en effet confirmé la peine de quinze ans d'emprisonnement prononcée contre Leyla Zana, Hatip Dicle, Orhan Dogan et Selim Sadak, et leur libération anticipée à la faveur d'une remise de peine ne pouvait légalement intervenir avant mars 2005.
Lundi pourtant, un procureur de la Cour d'Appel d'Ankara ouvrait une procédure de révision du procès et, à la surprise générale, acceptait le demande de remise en liberté des quatre députés, dont celle qui fut honorée en 1999 du prix Sakharov des droits de l'Homme par le Parlement européen.
Immédiatement, devant la prison centrale d'Ankara et à Diyarbakir, mais aussi à Mersin et Adana (sud) ou à Istanbul, les rues furent le théâtre de chants et danses pour célébrer ce «jour des Kurdes». L'héroïne du jour s'est contentée de souhaiter que «le pays ouvre ainsi une nouvelle page de fraternité entre Kurdes, Turcs, Tcherkèzes, Arabes et Lazes dans une région apaisée». Si elle n'a rien annoncé de ses projets, c'est qu'elle attend l'issue de son nouveau procès, auquel elle assistera libre, comme le demandaient les Européens.
Le Premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan, depuis Sea Island (États-Unis) où il assiste au sommet du G-8, n'a pas caché son influence sur la décision de la Justice : «c'est ce que nous attendions d'elle», a-t-il estimé. Quant au ministre des Affaires étrangères Abdullah Gül, il «espère que cela permettra d'aborder dans les meilleures conditions le rapport» d'avancement de la candidature turque, qui préparera la décision sur l'ouverture des négociations d'adhésion.
Aux esprits chagrins qui dénonçaient des «pressions» européennes sur la Turquie, l'avocat Köksal Bayraktar rappelle que la Turquie étant membre fondateur du Conseil de l'Europe, elle «doit» se conformer à ses exigences. C'est donc le plus naturellement du monde qu'elle se plie à la suprématie d'une décision européenne, même si c'est un acte de maturité assez rare pour être souligné. Il reste aux Européens maintenant de prendre toute la mesure de cette volonté non démentie du gouvernement Erdogan, depuis son arrivée au pouvoir il y a vingt mois, de mener à bien les réformes pro-européennes que la Turquie différait depuis si longtemps.
par Jérôme Bastion
Article publié le 10/06/2004 Dernière mise à jour le 10/06/2004 à 12:56 TU