Turquie-Israël
Petite tension entre amis
(Photo : AFP)
C’était dans l’air depuis quelques mois. Mais la politique d’assassinats ciblés de Palestiniens et l’exécution des leaders du Hamas, cheikh Ahmed Yassine et Abdel Aziz Rantisi, en mars et avril, ont été le déclencheur de la crise. Au cours de ces dernières semaines, le Premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, a multiplié les déclarations de condamnation de la politique d’Israël dans les Territoires palestiniens, prononçant des paroles inhabituelles de la part d’un allié aussi fidèle. M. Erdogan a notamment qualifié de «terreur d’État» les destructions massives et les pertes civiles occasionnées par l’armée israélienne lors de l’opération Arc-en-ciel, le mois dernier dans la bande de Gaza. Selon lui, «les Israéliens traitent les Palestiniens comme ils ont été traité eux-mêmes, il y a cinq cents ans». C’est-à-dire fort mal.
Dans cette affaire, le gouvernement turc est évidemment animé par sa propre logique politique interne, avec un parlement dominé par le Parti de la justice et du développement (AKP), modérément islamiste, mais extrêmement critique à l’égard du comportement d’Israël dans les Territoires palestiniens. Cette tendance est soutenue par une opinion publique indignée par les images relayées par les télévisions et qui s’interroge sur l’opportunité de continuer à soutenir un allié aussi encombrant et aussi peu respectueux des droits humains. «J’aurais souhaité qu’un gouvernement ne soit pas à l’origine d’assassinats, car un gouvernement ne devrait jamais se placer en dehors de la loi», déclare M. Erdogan à propos de son allié.
Objectifs communs et intérêts vitauxLe partenariat stratégique entre les deux pays, engagés dans des programmes de coopération, notamment militaire, n’est toutefois pas menacé. En 1996, la conclusion d’un accord-cadre de coopération militaire dispose que «les pilotes de l’armée de l’air israélienne pourront s’entraîner dans le ciel turc» et prévoit «l’accès mutuel des navires de guerre aux ports des deux pays». Les deux pays ont des objectifs communs, notamment en matière de lutte contre le terrorisme. Les intérêts vitaux de la Turquie demeurent par ailleurs étroitement liés à ses relations avec les Occidentaux, Américains en particulier qui dessinent en Méditerranée orientale une carte dont les contours englobent également l’Égypte. Outre les affaires militaires et stratégiques, la Turquie et Israël sont aussi partenaires dans les domaines de l’eau douce (dont l’État hébreu manque cruellement) et de l’énergie.
Mais ces questions de politique intérieure, de partenariat économique et de stratégie diplomatique ne sont pas centrales dans la construction des relations privilégiées entre les deux pays. Certes la Turquie a reconnu Israël dès 1949, faisant d’Ankara la première capitale d’une pays majoritairement musulman à le reconnaître, et les relations exemplaires qu’allaient construire au cours des années suivantes les deux pays ne tardèrent pas à être érigées en modèle du genre. Mais, outre la volonté politique et la proximité géographique, c’est davantage dans une Histoire partagée depuis 5 siècles que s’articule la genèse de cette amitié, qui remonte à l’accueil sur le sol turc des juifs chassés d’Espagne par la Reconquista et l’Inquisition.
Le génocide des ArméniensA la fin du siècle dernier, la relation entre les deux États était allée jusqu’à s’engager dans une collaboration sur des thèmes particulièrement épineux comme la reconnaissance du génocide des Arméniens par l’armée turque (1915). Bien que très sensibles sur cette question, en tant que victimes eux-mêmes d’un génocide, on observe toujours une grande discrétion de la part des autorités israéliennes sur ce thème, ce qui provoque l’indignation de bon nombre d’intellectuels juifs et iraéliens. La qualité des relations avec Ankara est à ce prix.
Ankara, enfin, a pris bonne note que ses propositions de médiation n’ont pas été retenues par les autorités israéliennes, provoquant le découragement des autorités turques et favorisant la prise de distance. Ces propositions de s’entremettre, tant avec les Palestiniens qu’avec les Syriens, ont néanmoins été rappelées fin mai, lors de la visite à Ankara du ministre israélien des Infrastructures Joseph Paritzky qui a bien compris, à l’issue de sa rencontre avec le chef du gouvernement turc, que «le Premier ministre était très mécontent».
Ambassadeur de Turquie en PalestineRésultat : la Turquie est passée à l’acte et a rappelé ses ambassadeur et consul en Israël. La mesure est provisoire et leur retour est attendu dans les tout prochains jours. Mais ce retour pourrait être assorti d’une élévation au rang d’ambassadeur de Turquie en Palestine le consul en poste à Jérusalem. D’ici là, les autorités israéliennes semblent avoir mesuré l’ampleur de la crise et ont qualifié les propos du Premier ministre turc d’«extrêmement regrettables», rejetant la responsabilité des événements sur «le terrorisme assassin pratiqué par les organisations terroristes palestiniennes» et appelant la Turquie «à plus de compréhension et de responsabilité».
De leur côté, face à ce geste d’agacement de la part d’un allié majeur, les commentateurs israéliens se montrent particulièrement sévères à l’égard de leur propre gouvernement et l’invitent à prendre le signal très au sérieux. Dans un éditorial publié le 28 mai, le quotidien Haaretz estimait que, face à la perspective d’un rappel de l’ambassadeur et du consul turcs, «Israël devrait s’asseoir et prendre note».
par Georges Abou
Article publié le 09/06/2004 Dernière mise à jour le 09/06/2004 à 15:28 TU