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Turquie

Pour Ankara, la guerre n’est pas finie au Kurdistan irakien

La guerre se termine en Irak, mais c’est maintenant que les choses pourraient se compliquer pour la Turquie, avec beaucoup de points d’interrogation sur la situation en Irak du nord dont les factions kurdes revendiquent le contrôle, et un nouveau risque de tension avec les Américains.
De notre correspondant à Istanbul

La «libération» de Kirkouk, suivie de peu par celle de Mossoul, a concrétisé pour la Turquie l’un des pires cauchemars que le conflit irakien pouvait lui réserver, alors qu’Ankara semblait s’être tirée avantageusement d’une situation où elle avait beaucoup à perdre. L’économie déjà fragile subit le contrecoup du bras de fer avec les Etats-Unis. L’isolement diplomatique s’accentue dans une région où la Turquie veut changer son image d’ennemi des Arabes. La contradiction reste forte entre une opinion publique massivement opposée à la guerre et une alliance contraignante avec les Etats-Unis. Enfin Ankara doit tenir compte de la sensibilité extrême d’une population kurde de Turquie à peine sortie de 15 ans de rébellion armée indépendantiste.

La nouvelle de la prise de Kirkouk, jeudi, a donné lieu à une poussée de fièvre dans la capitale turque, le ministre des Affaires étrangères Abdullah Gül sautant sur son téléphone pour rappeler à son homologue américain Colin Powell ses engagements de ne pas laisser les factions kurdes prendre le contrôle des deux grandes villes du nord de l’Irak, riches en pétrole et en symboles: le parlement kurde unifié a juré de faire de Kirkouk sa capitale, et Ankara estime avoir son mot à dire sur ces anciennes provinces ottomanes dont un traité ancien leur réservait 10% des bénéfices du pétrole. Dans le même temps, le chef d’état-major turc Hilmi Özkök conversait avec le général américain Myers pour étudier les derniers développements d’un point de vue militaire.

Il semble que l’absence de résistance de la part de l’armée irakienne a précipité les événements et pris de court les stratèges américains, qui n’étaient manifestement pas prêts à contrôler la région faute de troupes. Les peshmergas kurdes, ceux de l’Union patriotique du Kurdistan (UPK de Jalal Talabani) et du Parti démocratique du Kurdistan (PDK de Massoud Barzani), ont donc investi naturellement ces deux villes dont ils se disent expulsés depuis la politique d’arabisation de Saddam Hussein, dans les années 70-80. Immédiatement, les Etats-Unis ont pourtant répondu que les accords passés restaient valables, et qu’ils «expulseraient» les Kurdes de Kirkouk et Mossoul pour en assurer la sécurité et la neutralité.

A Kirkouk et Mossoul, le cadastre et l’état civil auraient été pillés

«Nous croyons que les Etats-Unis tiendront parole», a simplement lancé vendredi le chef d’état-major turc, indiquant que la crise semblait évitée entre les deux alliés au sein de l’Otan, depuis la guerre de Corée, dont le «partenariat stratégique» a pourtant été mis à rude épreuve avec le refus de la Turquie de se lancer dans la guerre contre Bagdad et d’apporter le traditionnel soutien sans faille qu’Ankara réservait depuis toujours à Washington. Pour autant, la Turquie a décidé d’activer immédiatement la commission de contrôle conjointe sur les opérations armées au nord de l’Irak, annoncée lors de la récente visite de Colin Powell à Ankara, pour s’assurer. Vendredi, le ministre turc des Affaires étrangères Abdullah Gül a annoncé que les militaires turcs chargés de contrôler l’évacuation des villes de Kirkouk et Mossoul par les peshmergas seraient à pied d’œuvre le jour même, en collaboration avec les Américains.

D’après les media turcs, il s’agit de trois équipes de 5 officiers de renseignement affectées chacune aux villes en question et la troisième au commandement des forces américaines en Irak du nord du général américain Osman. Les dirigeants des deux factions kurdes ont donné, comme les Américains qui les ont certainement fortement inspirés, les signes d’un départ sans problème, non sans les pillages de rigueur dans ce genre de situation. Or, soulignent les media turcs, les vols et saccages ici ont eu souvent un but bien précis: les plans du cadastre et les registres d’état civil de ces deux grandes villes, où les Kurdes comme les Turkmènes revendiquent une présence majoritaire. L’effacement des pièces administratives pourrait servir à priver la petite communauté turkmène, alliée d’Ankara, de son droit à occuper la place dans le cadre de futures redistributions de terres, voire simplement à assurer la gestion de la ville, estiment tous les journaux turcs.

A cela s’ajoutent les accusations très médiatiques –et les relais turcs ne manquent pas– des dirigeants du Front turkmène d’Irak: les populations turkmènes auraient été tuées par des peshmergas, et Mustafa Ziya, un des dirigeants du Front, réclame une commission d’enquête. Tous les ingrédients d’une confrontation de plus en plus dure, à plus ou moins long terme, entre Kurdes et Turcs par Turkmènes et Américains interposés semblent donc réunis, et le terrain est loin d’être déminé. L’armée turque, dont les Etats-Unis affirmaient au lendemain de la visite de Powell qu’elle n’avait plus «besoin» d’intervenir, a fait savoir habilement que ses 40000 hommes se tenaient à la frontière prêts à intervenir. Au cas où…



par Jérôme  Bastion

Article publié le 11/04/2003