Turquie
Les Turcs en terrain miné
Moins d’une semaine après le début de la guerre anglo-américaine contre l’Irak, se dessine déjà -ou est redouté- un conflit dans le conflit. La présence militaire turque en Irak du nord, et son renforcement, font toujours l’objet d’intenses tractations avec Washington, et de nombreuses critiques de la part des Occidentaux.
De notre correspondant à Istanbul
Deux missiles de croisière Tomahawk, sur leur route pour bombarder Mossoul, sont malencontreusement sortis de leur trajectoire, dimanche, s’écrasant près de deux villages du sud-est de la Turquie, près de la frontière syrienne. Cet «incident technique» n’a pas fait de victime, mais aurait bien pu mettre le feu aux poudres entre les deux pays, dans un contexte de tension entre les alliés stratégiques. Les experts militaires qui se sont rendus sur le site de leur chute ont dû affronter une manifestation de villageois en colère. Au même moment, les GI’s qui stationnaient depuis des semaines sur un casernement improvisé près de Mardin, à 200 kilomètres de l’Irak où ils pensaient qu’ils interviendraient un jour, pliaient bagage, sous les moqueries de la population dansant devant les véhicules Hummer. Ce n’est là que la partie visible du bras de fer entre Turcs et Américains.
En écho au président George Bush, qui rappelait dimanche qu’il était opposé à une intervention «unilatérale» turque en Irak du nord, la communauté internationale exprime ses craintes d’un ‘conflit dans le conflit’. Cette présence de forces turques en Irak du nord était pourtant consignée noir sur blanc dans le protocole accompagnant la motion gouvernementale qui devait autoriser le déploiement de 62 000 soldats américains en Turquie. Elle n’a pas obtenu la majorité requise au Parlement et le «front nord» américain en Irak est tombé à l’eau, tout comme l’envoi de 40 000 soldats turcs au-delà de sa frontière, dans une «bande de sécurité» d’une vingtaine de kilomètres. Pour autant, la «sensibilité» turque sur la situation en Irak du nord ne s’est pas envolée.
Et dès le lendemain de l’intervention américaine, le jour même où le Parlement turc approuvait l’ouverture de son espace aérien sur injonction de Colin Powell, Ankara plaçait ses pions en Irak du nord. Histoire de rappeler à Washington que la Turquie ne voulait pas de cette deuxième Guerre du Golfe et qu’elle n’avait pas confiance en la politique américaine dans la région. Que l’envoi de 1 000 ou 1 500 commandos aux confins des frontières irakienne et iranienne, dans la nuit de vendredi à samedi, soit confirmé ou pas sur le terrain, son annonce permet aux Turcs de répondre à l’interventionnisme américain dans une région qui a coûté beaucoup à la Turquie depuis la Première Guerre du Golfe. «La Turquie n’a aucune visée territoriale en Irak du nord», répète inlassablement le vice-Premier ministre turc et ministre des Affaires étrangères Abdullah Gül, «nous entrerons en Irak pour y établir une ceinture de protection, comme prévu», renchérit le Premier ministre Recep Tayyip Erdogan.
Un fait accompli ne serait pas acceptable
L’argument humanitaire –prévenir un flot de réfugiés– a bon dos, chacun sait qu’Ankara veut prévenir l’annonce d’un état kurde indépendant dans la zone devenue autonome en 1991. Selon le professeur de relations internationales Mensur Akgün, «les craintes de la Turquie sont sincères, car si les Kurdes d’Irak prennent Kirkouk, ils attireront l’attention de la communauté internationale avec cette ville stratégique (riche en pétrole) et feront facilement accepter le fait qu’elle devienne leur capitale». Or Ankara a clairement prévenu le Parti démocratique du Kurdistan et l’Union patriotique du Kurdistan qu’un tel fait accompli ne serait pas acceptable. En haussant le ton, la Turquie veut mettre en garde non seulement les factions kurdes locales, qui vivent de toutes façon sous l’occupation de fait de plus de 5 000 militaires turcs dans leur région depuis début 1997, mais aussi les Américains, dont ils n’arrivent pas à connaître les véritables visées en Irak du nord.
«Le risque qu’il y a à trop mettre en garde, explique Mensur Akgün, c’est qu’on risque de se mettre à dos ses amis, voire ses voisins». Mais il est persuadé que la Turquie «ne veut pas mettre en péril ses relations avec les Américains ou les Européens, à qui elle se doit pourtant d’expliquer qu’elle interviendrait en cas de franchissement de la ligne rouge». Pour l’éditorialiste diplomatique du journal Milliyet Sami Kohen, «la Turquie ne veut pas de ce qu’elle appelle les développements non souhaités, gouvernement et armée sont d’accord sur ce point. Mais, pas plus qu’ils ne veulent aller à la confrontation avec les Etats-Unis, ils ne sont désireux d’entrer en Irak tout seuls». Les négociations se poursuivent entre Turcs et Américains, le représentant spécial de George Bush multipliant les séjours à Ankara et les deux camps, avec l’opposition kurde irakienne, mettent en place toujours plus de mécanismes de coopération sur les «moyens d’action» en Irak du nord, pour prévenir le pire. «Il est certain que le partenariat stratégique qui liait les deux pays a souffert», explique Sami Kohen, il est certain aussi que Washington ne peut s’offrir le luxe d’un conflit à l’intérieur de sa guerre.
Ecouter également :
Kemal Dervis, ancien ministre turc de l'Économie et député de l'opposition 25/03/2003, 5'34"
Deux missiles de croisière Tomahawk, sur leur route pour bombarder Mossoul, sont malencontreusement sortis de leur trajectoire, dimanche, s’écrasant près de deux villages du sud-est de la Turquie, près de la frontière syrienne. Cet «incident technique» n’a pas fait de victime, mais aurait bien pu mettre le feu aux poudres entre les deux pays, dans un contexte de tension entre les alliés stratégiques. Les experts militaires qui se sont rendus sur le site de leur chute ont dû affronter une manifestation de villageois en colère. Au même moment, les GI’s qui stationnaient depuis des semaines sur un casernement improvisé près de Mardin, à 200 kilomètres de l’Irak où ils pensaient qu’ils interviendraient un jour, pliaient bagage, sous les moqueries de la population dansant devant les véhicules Hummer. Ce n’est là que la partie visible du bras de fer entre Turcs et Américains.
En écho au président George Bush, qui rappelait dimanche qu’il était opposé à une intervention «unilatérale» turque en Irak du nord, la communauté internationale exprime ses craintes d’un ‘conflit dans le conflit’. Cette présence de forces turques en Irak du nord était pourtant consignée noir sur blanc dans le protocole accompagnant la motion gouvernementale qui devait autoriser le déploiement de 62 000 soldats américains en Turquie. Elle n’a pas obtenu la majorité requise au Parlement et le «front nord» américain en Irak est tombé à l’eau, tout comme l’envoi de 40 000 soldats turcs au-delà de sa frontière, dans une «bande de sécurité» d’une vingtaine de kilomètres. Pour autant, la «sensibilité» turque sur la situation en Irak du nord ne s’est pas envolée.
Et dès le lendemain de l’intervention américaine, le jour même où le Parlement turc approuvait l’ouverture de son espace aérien sur injonction de Colin Powell, Ankara plaçait ses pions en Irak du nord. Histoire de rappeler à Washington que la Turquie ne voulait pas de cette deuxième Guerre du Golfe et qu’elle n’avait pas confiance en la politique américaine dans la région. Que l’envoi de 1 000 ou 1 500 commandos aux confins des frontières irakienne et iranienne, dans la nuit de vendredi à samedi, soit confirmé ou pas sur le terrain, son annonce permet aux Turcs de répondre à l’interventionnisme américain dans une région qui a coûté beaucoup à la Turquie depuis la Première Guerre du Golfe. «La Turquie n’a aucune visée territoriale en Irak du nord», répète inlassablement le vice-Premier ministre turc et ministre des Affaires étrangères Abdullah Gül, «nous entrerons en Irak pour y établir une ceinture de protection, comme prévu», renchérit le Premier ministre Recep Tayyip Erdogan.
Un fait accompli ne serait pas acceptable
L’argument humanitaire –prévenir un flot de réfugiés– a bon dos, chacun sait qu’Ankara veut prévenir l’annonce d’un état kurde indépendant dans la zone devenue autonome en 1991. Selon le professeur de relations internationales Mensur Akgün, «les craintes de la Turquie sont sincères, car si les Kurdes d’Irak prennent Kirkouk, ils attireront l’attention de la communauté internationale avec cette ville stratégique (riche en pétrole) et feront facilement accepter le fait qu’elle devienne leur capitale». Or Ankara a clairement prévenu le Parti démocratique du Kurdistan et l’Union patriotique du Kurdistan qu’un tel fait accompli ne serait pas acceptable. En haussant le ton, la Turquie veut mettre en garde non seulement les factions kurdes locales, qui vivent de toutes façon sous l’occupation de fait de plus de 5 000 militaires turcs dans leur région depuis début 1997, mais aussi les Américains, dont ils n’arrivent pas à connaître les véritables visées en Irak du nord.
«Le risque qu’il y a à trop mettre en garde, explique Mensur Akgün, c’est qu’on risque de se mettre à dos ses amis, voire ses voisins». Mais il est persuadé que la Turquie «ne veut pas mettre en péril ses relations avec les Américains ou les Européens, à qui elle se doit pourtant d’expliquer qu’elle interviendrait en cas de franchissement de la ligne rouge». Pour l’éditorialiste diplomatique du journal Milliyet Sami Kohen, «la Turquie ne veut pas de ce qu’elle appelle les développements non souhaités, gouvernement et armée sont d’accord sur ce point. Mais, pas plus qu’ils ne veulent aller à la confrontation avec les Etats-Unis, ils ne sont désireux d’entrer en Irak tout seuls». Les négociations se poursuivent entre Turcs et Américains, le représentant spécial de George Bush multipliant les séjours à Ankara et les deux camps, avec l’opposition kurde irakienne, mettent en place toujours plus de mécanismes de coopération sur les «moyens d’action» en Irak du nord, pour prévenir le pire. «Il est certain que le partenariat stratégique qui liait les deux pays a souffert», explique Sami Kohen, il est certain aussi que Washington ne peut s’offrir le luxe d’un conflit à l’intérieur de sa guerre.
Ecouter également :
Kemal Dervis, ancien ministre turc de l'Économie et député de l'opposition 25/03/2003, 5'34"
par Jérôme Bastion
Article publié le 25/03/2003