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Turquie

Le «non» du Parlement écorne le «front nord» contre l’Irak et l’unité gouvernementale

Le Parlement turc n’a pas réuni, samedi soir, la majorité absolue requise pour adopter la motion du gouvernement prévoyant le déploiement de soldats américains destinés à ouvrir un front nord contre l’Irak. Le gouvernement est passablement déstabilisé par ce revers, le profil de la guerre est probablement changé, ainsi que ses relations avec son allié américain à qui, pour la première fois depuis la Seconde Guerre mondiale, il a dit «non».
De notre correspondant à Istanbul

Il avait raison de s’inquiéter, le Premier ministre turc Abdullah Gül, et de repousser de jour en jour, de semaine en semaine, le vote crucial qui devait jeter la Turquie dans la guerre, à contre-courant de l’opinion publique turque mais aussi internationale. Et ce n’est pas pour rien qu’il avait dû, avec le vrai leader du parti de la Justice et du Développement, Recep Tayyip Erdogan, réunir à plusieurs reprises son groupe parlementaire, à huis clos, pour tenter de convaincre ses troupes. Une dernière harangue, le samedi matin juste avant le vote historique, se concluait sur un petit sondage interne au sein du parti pour évaluer les risques : seuls 49 députés avouaient leur opposition à la motion sur le déploiement de militaires américains en Turquie et l’envoi de troupes turques en Irak du nord, à leurs côtés. A ce moment-là, l’affaire était dans le sac. La rue d’Ankara pouvait crier, une nouvelle fois, son opposition à la guerre, à l’impérialisme américain, brûler des effigies de l’Oncle Sam et agiter des drapeaux irakiens.

Mais sur les 363 députés de l’AKP –à 3 sièges de la majorité des deux-tiers– pas moins de 99 d’entre eux se sont finalement rebellés contre leur hiérarchie, dont plusieurs ministres et probablement le vice-Premier ministre Ertugrul Yalçin Bayir, qui n’a jamais fait mystère de son opposition à ce projet. La motion du gouvernement a bien reçu la majorité des voix exprimées (264), mais en raison des 19 abstentions, la motion manquait de 3 voix seulement le quota nécessaire à son adoption. «Pas refusée, mais pas acceptée non plus», tout le monde s’est félicité que l’échec de la motion fantôme illustre le bon fonctionnement de la démocratie turque. Et en premier lieu les Américains, qui ont immédiatement dit «respecter le processus démocratique turc»et salué «le courage du gouvernement turc», tout en grinçant des dents.

Revers pour le gouvernement, pied de nez aux Américains

«Big brother a beau nous regarder, voici la décision du Parlement», a commenté cyniquement le président du Parlement Bulent Arinç à l’adresse des Etats-Unis qui certainement suivaient de près ce vote, alors que leurs 24 navires font des ronds dans l’eau de la Méditerranée orientale depuis des semaines pour pouvoir débarquer leur chargement. Revers pour le gouvernement, pied de nez aux Américains: c’est ainsi que pourrait se résumer une analyse de cette décision historique et probablement lourde de conséquences pour l’avenir du conflit irakien. Washington attend en effet depuis des semaines le feu vert parlementaire et le déblocage de négociations difficiles avec Ankara sur le déploiement de leurs troupes pour ouvrir un «front nord» contre l’Irak. Des deux côtés, on affirme que l’alliance stratégique entre les deux piliers de l’Europe de l’est au temps de la guerre froide n’est pas affectée, mais à terme la réalité peut s’avérer différente...

Ce fâcheux contretemps ne semble pas avoir modifié la détermination américaine sur cette option stratégique. Dimanche matin, plusieurs unités mécanisées tentaient même de filer en douce du port d’Iskenderun où ils sont cantonnés depuis une bonne semaine vers Mardin (non loin de la frontière irakienne), comme si l’autorisation leur avait été donnée… Et il leur a été sagement expliqué qu’il faudrait attendre encore un peu. Mais jusqu’à quand ? En réunion continue depuis le tremblement de terre politique de samedi soir, le gouvernement et la direction du parti «évaluent» la situation. Ils n’ont pu se faire une raison sur la présentation à nouveau de la motion maudite, ou d’une autre version d’un texte qui renfermerait fondamentalement les mêmes «pièges». Il faut aussi au parti au pouvoir surmonter une crise interne qui n’est pas anodine, car l’AKP est maintenant profondément divisé et c’est dimanche prochain qu’un scrutin partiel doit porter M. Erdogan au poste de Premier ministre, 100 jours après la victoire électorale, mais pour célébrer la fin de l’état de grâce.



par Jérôme  Bastion

Article publié le 02/03/2003