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Turquie

Irak: Ankara fait monter les enchères

La Turquie, ancien «porte-avions de l’Amérique» face au bloc communiste au temps de la guerre froide, rechigne de plus en plus à suivre l’entreprise guerrière de Washington contre le régime irakien, même si elle avait participé activement à la précédente guerre du Golfe, il y a 12 ans. Il est vrai qu’Ankara peut se prévaloir d’un «front» pacifiste de plus en plus large à l’échelle de la planète.
De notre correspondant à Istanbul

Le monde –et notamment les Américains– a sans doute trop tendance à voir en la Turquie une grassouillette danseuse du ventre qui accourt à la première injonction assortie d’un billet vert. Ce partenaire «stratégique», comme le rappelait mercredi soir non sans flagornerie le porte-parole de la Maison Blanche Ari Fleischer, disant toujours «attendre la réponse» d’Ankara, fait en effet des difficultés inattendues pour réagir aux avances américaines.

Voilà quinze jours que le Parlement turc a accordé du bout des lèvres une autorisation pour que les militaires américains viennent faire du terrassement sur les aérodromes et dans les ports turcs, qu’ils aimeraient utiliser dans le cadre de leur campagne irakienne. Mais pour ce qui est du transit de forces combattantes américaines, le gouvernement continue de considérer que «le facteur temps, qui est d’une importance vitale pour les États-Unis, ne l’est pas pour la Turquie», selon les mots du vice-Premier ministre Abdullatif Sener.

De fait, les Turcs se montrent plutôt habiles à jouer de l’entrechat devant le GI américain, parvenant à ne jamais dire «oui» sans dire «non». Début février, Ankara avait repoussé le débat sur la présence de soldats étrangers –en même temps que sur le déploiement de ses propres soldats– à mardi dernier. Mais ce débat, crucial tant pour le gouvernement turc face à une opinion publique radicalement opposée à un conflit régional que pour les Etats-Unis, pour qui la base arrière turque serait plus qu’appréciable, est reporté sine die. Entre-temps, la diplomatie turque a d’abord cherché à assurer ses arrières, et à jouer de la carte de la solidarité atlantique, invoquant l’article 4 de la charte de l’Otan.

Pas de vote sans accord économique

Lundi, après une semaine de tensions à la limite du déchirement de l’Alliance, la Turquie a finalement obtenu le feu vert de ses partenaires au sein de l’Otan, malgré l’opposition de la France, de l’Allemagne et de la Belgique à soutenir militairement les Etats-Unis, pour obtenir le matériel défensif nécessaire à sa sécurité dans le cas de représailles irakiennes: des avions-radar Awacs, des batteries de missiles anti-missiles Patriot, et un dispositif d’intervention pour contrer une attaque chimique ou biologique. Washington, qui avait réclamé ces mesures pour la Turquie, pouvait alors espérer avoir vaincu les dernières réticences de la Turquie, qui n’avait plus qu’à s’offrir à la toute-puissance américaine.

Las! Lundi soir, le chef de la diplomatie turque réalisait un véritable entrechat au nez et à la barbe des États-Unis, qui se réjouissaient déjà de ce «grand pas en avant» en aidant militairement la Turquie –une aide purement défensive, rectifiait immédiatement un des alliés du front pacifiste– et filait à Bruxelles assister au sommet européen sur l’Irak tout en reportant la réunion du Parlement sur la venue de troupes américaines. «Pas de vote tant qu’il n’y a pas d’accord économique» sur l’aide économique visant à compenser d’éventuelles retombées néfastes économiques à l’économie turque (qui estime avoir perdu quelque 50 milliards de dollars avec l’embargo mis en place en 1991), affirmait lundi le ministre des Affaires étrangères Yasar Yakis. «Il n’y a pas de date fixée», répétait mercredi le chef du Parti de la justice et du développement au pouvoir Recep Tayyip Erdogan.

Les Américains ont beau répéter qu’il «ne reste plus beaucoup de temps», qu’il «est temps que la Turquie prenne sa décision», Ankara sait décidément se faire désirer. Son opinion publique est opposée à 94% à cette intervention américaine, et elle se retranche derrière l’adoption d’une seconde résolution spécifique du Conseil de Sécurité de l’ONU pour accepter le principe d’une action armée légitimée par la communauté internationale. Or dans le même temps, ses amis et partenaires sont toujours plus nombreux à rejoindre le front des pacifistes, ce qui permet à la Turquie de prendre son temps, de déterminer une politique «réaliste» et «rationnelle», disait mercredi soir le vice-Premier ministre Sener. Même si les équipes américaines de modernisation des installations militaires sont chaque jour plus nombreuses à débarquer et à travailler en Turquie.

Cela ne rend que plus pertinent le besoin pour les Américains de se donner les moyens de convaincre ce partenaire si «stratégique» et réticent... Plus qu’une question de milliards de dollars, un point de principe aussi pour un pays désormais gouverné par une équipe d’essence conservatrice religieuse, et qui se rapproche irrémédiablement de l’Europe, surtout quand il s’agit de se lancer contre une guerre incomprise contre ses propres voisins.



par Jérôme  Bastion

Article publié le 19/02/2003