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Turquie

Diplomatie sous influence militaire

N’ayant pas caché une certaine irritation devant les atermoiements des dirigeants turcs, les Américains ont apparemment toutes les raisons d’être satisfaits: les pressions qu’ils ont exercées sur le gouvernement d’Abdullah Gul ont porté leurs fruits, et le 6 février le parlement turc, dominé par les députés «islamistes démocratiques» du «Parti de la Justice et du Développement» (AK), a voté par 308 voix contre 193 en faveur d’une première résolution autorisant les Américains à envoyer quelques milliers de soldats en Turquie pour «moderniser» les bases aériennes et les ports du pays. Et tout indique que le parlement turc décidera finalement le 18 février d’autoriser les forces américaines à utiliser la Turquie comme base-arrière pour leur offensive contre Bagdad, permettant enfin l’arrivée en Turquie de plusieurs dizaines de milliers de soldats américains.
Cette «victoire» américaine a de quoi surprendre. Les derniers sondages réalisés en Turquie par le Centre de recherches sociales d’Ankara sont clairs: 87 pour cent de la population sont contre une intervention militaire américaine contre l’Irak, et 94 pour cent s’opposent à l’utilisation des bases turques contre l’Irak! Parfaitement conscient des sentiments de sa «base», le parti de la Justice et du Développement s’était engagé pendant sa campagne électorale à faire une autre politique étrangère. Et depuis leur arrivée au pouvoir en novembre 2002, Recep Erdogan, le président de l’AK, et Abdullah Gul, son Premier ministre, n’ont cessé de faire campagne contre la guerre en Irak. En janvier, Abdullah Gul a fait une spectaculaire tournée des principales capitales du Moyen-Orient, à la recherche d’une solution pacifique de la crise irakienne; il a également envoyé à Bagdad un ministre d’Etat avec une délégation de plusieurs dizaines d’hommes d’affaires turcs; et Fatma Unsal, cadre influente du parti de la Justice et du Développement, est partie à Bagdad avec une délégation internationale de «boucliers humains». Le 23 janvier, la Turquie a réuni à Istanbul les ministres des Affaires étrangères d’Arabie Saoudite, Egypte, Jordanie, Syrie et Iran pour une «initiative régionale pour une solution pacifique de la question irakienne». Participant au Forum de Davos, Recep Erdogan, en a profité pour critiquer les Etats-Unis, possesseurs... d’armes de destruction massive! Pas plus tard que le 27 janvier, le vice-premier ministre Ertugrul Yalcinbayir se demandait encore «pourquoi on allait faire la guerre à l’Irak qui a hissé le drapeau blanc» en acceptant d’accueillir les inspecteurs du désarmement des Nations unies...

Alors? Comment expliquer une volte-face qui risque fort de déconcerter les bases du parti de la Justice et du Développement et de provoquer une crise grave au sein du parti? Une fois de plus, tout s’est passé à huis clos au cours d’une réunion du Conseil de Sécurité Nationale (MGK) qui a duré six heures, le 31 janvier dernier. Composée du chef d’état-major, des généraux qui commandent les diverses forces armées turques, du président de la république, du Premier ministre et des ministres de la Défense et de l’Intérieur, cette institution est le véritable gouvernement de la Turquie, et le canal par lequel l’armée turque manifeste ses volontés. Balayant tout le programme du parti islamiste de la Justice et du Développement, le Conseil de Sécurité Nationale a donc décidé de demander au gouvernement d’obtenir l’accord du Parlement pour «protéger les intérêts nationaux» et pour rendre «effective une action militaire» contre l’Irak.

La déroute d’Erdogan

Après le «coup d’état à blanc» de février 1997 contre Erbakan, on vient d’assister, six ans plus tard presque jour pour jour, à un «mini-coup d’état à blanc» contre un Recep Erdogan qui, selon certains observateurs, avait l’air «sonné et épuisé» en prononçant son discours devant le parlement d’Ankara... A la différence d’Erbakan, Recep Erdogan et Abdullah Gul conservent le pouvoir, ou ce que le gouvernement en détient. Mais la première épreuve de force entre les «néo-islamistes» (comme on les appelle) du Parti de la Justice et du Développement et l’armée turque s’est terminée par la déroute d’Erdogan qui a dû renoncer à appliquer son programme de politique étrangère.

Les militaires, il est vrai, ont des arguments de poids. La Turquie, qui n’a pu sortir de la grave crise économique qu’elle a traversée en 2001 que grâce à une aide d’urgence du FMI de 16 milliards de dollars, dépend terriblement de la bonne volonté des Etats-Unis pour l’octroi d’une nouvelle aide économique et militaire. A Davos, les Américains ont mentionné le chiffre de 4 milliards de dollars en compensation des effets éventuels d’une guerre, mais les Turcs déclarent que ce chiffre est «inadéquat» et espèrent bien pouvoir négocier une aide plus considérable. Son prix est un alignement sur les positions américaines.

Les militaires turcs ont une autre raison de vouloir imposer la participation de la Turquie à une offensive contre l’Irak: obsédés par une «ligne rouge» qu’ils ne veulent à aucun prix voir les Américains franchir: la reconnaissance d’une «entité» kurde dans le nord de l’Irak. Les généraux turcs savent que la seule façon d’imposer leur volonté aux Américains est de participer à l’offensive contre Saddam Hussein.



par Chris  Kutschera

Article publié le 10/02/2003