Turquie
Les visées turques en Irak
Les désirs d’expansion de la Turquie au Kurdistan ne sont pas nouveaux. Mais dans la perspective d’une guerre avec Bagdad, l’argument de la protection des populations turkmènes du Nord de l’Irak pourrait servir aussi à s’approprier les ressources pétrolières de la région.
Le message est marqué «Top Secret»: il est adressé par le chef d’état-major des forces armées turques au chef d’état-major américain. Que propose-t-il? Le déploiement de plusieurs corps d’armée turcs, soit plusieurs dizaines de milliers de soldats, sur un front très large en Irak et en Syrie jusqu’au 35eme parallèle, sur une ligne allant de Kirkouk au Kurdistan irakien, jusqu’à Hama, en Syrie... L’Etat-Major turc croit que son plan va être accueilli favorablement à Washington, car le Moyen-Orient est en crise, une révolution vient d’avoir lieu à Bagdad, des troupes américaines et britanniques sont en train de débarquer au Liban et en Jordanie...
Cela ne se passe pas aujourd’hui, mais... en juillet 1958. Le chef d’état-major turc de l’époque est le général Feyzi Menguc, et son homologue américain le général Maxwell Taylor, chef du comité des chefs d’état-major des forces américaines. L’Egypte nassérienne et la Syrie viennent de fusionner pour former la République Arabe Unie. La monarchie a été renversée à Bagdad par le général Kassem. La guerre civile fait rage au Liban. Le Moyen-Orient est au bord de l’explosion. Mais à l’époque, les Américains n’avaient pas un besoin pressant des Turcs, et leur suggestion fut cordialement mais fermement repoussée.
Cet initiative turque, que nous révélons ici, montre que les visées turques sur le nord de l’Irak, sur Kirkouk et le Kurdistan, sont anciennes. En fait, la Turquie, ou plus exactement l’armée turque, n’a jamais renoncé aux territoires qui s’étendent au nord de la ligne Alep-Kirkouk tenue par les forces ottomanes au moment de l’armistice de Moudros (Octobre 1918). C’est sur cette ligne que Moustafa Kemal Ataturk fixera les limites de la lutte de libération nationale de la nouvelle Turquie en présentant son «Pacte National» aux délégués de l’Assemblée Nationale en janvier 1920. Le traité de Lausanne (1923) met (temporairement) fin à ce rêve de conserver une partie des territoires arabes et kurdes de l’empire.
Mais le noyau dur de l’Etat turc, essentiellement l’armée et une certaine intelligentsia ultra-nationaliste, n’a jamais renoncé à ses visées expansionnistes. Cela commence avec l’affaire d’Alexandrette, 35 ans avant l’invasion de Chypre en 1974.
L’annexion du sandjak d’Alexandrette, arraché à la Syrie avec la complicité de la France, se fait en deux temps en 1937-1939, comme le rappelle Hasan Basri Elmas dans son livre Turquie-Europe, Une relation ambiguë (Editions Syllepse, Paris, 1998). En 1937, un recensement confirme qu’il n’y a que 40 % de Turcs dans le sandjak. La Turquie exige alors qu’une commission militaire participe à la supervision des listes électorales : non seulement elle «révise» ces listes, mais elle fait venir plusieurs milliers de Turcs dans le sandjak. Un nouveau recensement montre alors qu’il y a... 63 % de Turcs dans le territoire qui devient une «république autonome». Quelques mois plus tard, en juillet 1939, la Turquie annexe purement et simplement le sandjak qui devient le «vilayet» (province) de Hatay.
«Un combat pour le pétrole, pas pour les gens»
On doit redouter un scénario similaire si les Etats-Unis laissent les Turcs envoyer au Kurdistan irakien plusieurs dizaines de milliers de soldats -le double des effectifs américains, comme ils l’exigent- placés sous commandement turc. Certes cette armée turque aura d’abord pour mission de nettoyer les quelque milliers de combattants du PKK-KADEK basés dans la région de Kandil, près de Kala Diza, dans la zone contrôlée par l’UPK. Elle devra aussi désarmer les pechmergas de l’UPK et du PDK et empêcher les partis kurdes irakiens de mettre en place des institutions fédérales. Mais son rôle essentiel sera de «protéger» les Turkmènes du Kurdistan irakien, et, dans un premier temps, de favoriser la création d’une «région autonome turkmène», qui ne tardera pas à demander à... être réunie à la mère patrie!
Combien y-a-t-il de Turkmènes au Kurdistan irakien, et, d’une façon générale, en Irak? Personne ne le sait. Au début du XXeme siècle, ces descendants des fonctionnaires et soldats ottomans d’origine turque formaient le coeur des grandes agglomérations de Souleimania, Erbil et Kirkouk, où ils vivaient dans la «citadelle», et de quelques petites villes (Tell Afar, Altun Kopri, Tuz Khurmatu, Mandili), tandis que Kurdes, Arméniens, Juifs et autres vivaient dans les faubourgs. Aujourd’hui, leurs descendants sont-ils 3 millions, comme le revendique le «Front Turkmène» inféodé à Ankara, ou 500 000, comme l’admettent les Kurdes? Wafiq Samarrai, l’ancien chef de la sécurité militaire irakienne, aujourd’hui réfugié à Londres, dit que selon le dernier recensement réalisé en Irak en 1987, ils constituaient environ 7% de la population irakienne. Selon Abbas Bayati, une personnalité turkmène modérée, secrétaire général de «l’Union Islamique des Turcomans Irakiens», basé à Damas, ils seraient environ 300 000 dans la région contrôlée par les partis kurdes, et entre 1,5 et 2 millions pour l’ensemble de l’Irak, pour moitié sunnites et pour moitié chiites. Il est d’autant plus difficile de connaître leur nombre exact que le gouvernement de Bagdad procède depuis plus de 20 ans à une campagne d’arabisation, déportant tous ceux qui se revendiquent comme Turkmènes et Kurdes -- tandis que le Front Turkmène verse une rente aux Kurdes qui se déclarent Turkmènes avec l’espoir d’échapper ainsi à la misère: en Irak, la même personne peut se dire arabe, kurde, ou turkmène, en fonction de son interlocuteur ou de son intérêt du moment...
C’est en tout cas cette carte turkmène que veut jouer l’armée turque. «Les Turcs veulent mettre la main sur les puits de pétrole», conclut Abbas Bayati, «le combat pour Kirkouk est un combat pour le pétrole, pas pour les gens». Les Kurdes et l’opposition irakienne attendent anxieusement de savoir si les Américains sauront -et pourront - s’opposer encore aux visées turques, comme ils l’ont fait il y a près d’un demi siècle. Le refus du parlement turc d’approuver l’accès du territoire à plus de 60 000 soldats américains devrait les y encourager.
Cela ne se passe pas aujourd’hui, mais... en juillet 1958. Le chef d’état-major turc de l’époque est le général Feyzi Menguc, et son homologue américain le général Maxwell Taylor, chef du comité des chefs d’état-major des forces américaines. L’Egypte nassérienne et la Syrie viennent de fusionner pour former la République Arabe Unie. La monarchie a été renversée à Bagdad par le général Kassem. La guerre civile fait rage au Liban. Le Moyen-Orient est au bord de l’explosion. Mais à l’époque, les Américains n’avaient pas un besoin pressant des Turcs, et leur suggestion fut cordialement mais fermement repoussée.
Cet initiative turque, que nous révélons ici, montre que les visées turques sur le nord de l’Irak, sur Kirkouk et le Kurdistan, sont anciennes. En fait, la Turquie, ou plus exactement l’armée turque, n’a jamais renoncé aux territoires qui s’étendent au nord de la ligne Alep-Kirkouk tenue par les forces ottomanes au moment de l’armistice de Moudros (Octobre 1918). C’est sur cette ligne que Moustafa Kemal Ataturk fixera les limites de la lutte de libération nationale de la nouvelle Turquie en présentant son «Pacte National» aux délégués de l’Assemblée Nationale en janvier 1920. Le traité de Lausanne (1923) met (temporairement) fin à ce rêve de conserver une partie des territoires arabes et kurdes de l’empire.
Mais le noyau dur de l’Etat turc, essentiellement l’armée et une certaine intelligentsia ultra-nationaliste, n’a jamais renoncé à ses visées expansionnistes. Cela commence avec l’affaire d’Alexandrette, 35 ans avant l’invasion de Chypre en 1974.
L’annexion du sandjak d’Alexandrette, arraché à la Syrie avec la complicité de la France, se fait en deux temps en 1937-1939, comme le rappelle Hasan Basri Elmas dans son livre Turquie-Europe, Une relation ambiguë (Editions Syllepse, Paris, 1998). En 1937, un recensement confirme qu’il n’y a que 40 % de Turcs dans le sandjak. La Turquie exige alors qu’une commission militaire participe à la supervision des listes électorales : non seulement elle «révise» ces listes, mais elle fait venir plusieurs milliers de Turcs dans le sandjak. Un nouveau recensement montre alors qu’il y a... 63 % de Turcs dans le territoire qui devient une «république autonome». Quelques mois plus tard, en juillet 1939, la Turquie annexe purement et simplement le sandjak qui devient le «vilayet» (province) de Hatay.
«Un combat pour le pétrole, pas pour les gens»
On doit redouter un scénario similaire si les Etats-Unis laissent les Turcs envoyer au Kurdistan irakien plusieurs dizaines de milliers de soldats -le double des effectifs américains, comme ils l’exigent- placés sous commandement turc. Certes cette armée turque aura d’abord pour mission de nettoyer les quelque milliers de combattants du PKK-KADEK basés dans la région de Kandil, près de Kala Diza, dans la zone contrôlée par l’UPK. Elle devra aussi désarmer les pechmergas de l’UPK et du PDK et empêcher les partis kurdes irakiens de mettre en place des institutions fédérales. Mais son rôle essentiel sera de «protéger» les Turkmènes du Kurdistan irakien, et, dans un premier temps, de favoriser la création d’une «région autonome turkmène», qui ne tardera pas à demander à... être réunie à la mère patrie!
Combien y-a-t-il de Turkmènes au Kurdistan irakien, et, d’une façon générale, en Irak? Personne ne le sait. Au début du XXeme siècle, ces descendants des fonctionnaires et soldats ottomans d’origine turque formaient le coeur des grandes agglomérations de Souleimania, Erbil et Kirkouk, où ils vivaient dans la «citadelle», et de quelques petites villes (Tell Afar, Altun Kopri, Tuz Khurmatu, Mandili), tandis que Kurdes, Arméniens, Juifs et autres vivaient dans les faubourgs. Aujourd’hui, leurs descendants sont-ils 3 millions, comme le revendique le «Front Turkmène» inféodé à Ankara, ou 500 000, comme l’admettent les Kurdes? Wafiq Samarrai, l’ancien chef de la sécurité militaire irakienne, aujourd’hui réfugié à Londres, dit que selon le dernier recensement réalisé en Irak en 1987, ils constituaient environ 7% de la population irakienne. Selon Abbas Bayati, une personnalité turkmène modérée, secrétaire général de «l’Union Islamique des Turcomans Irakiens», basé à Damas, ils seraient environ 300 000 dans la région contrôlée par les partis kurdes, et entre 1,5 et 2 millions pour l’ensemble de l’Irak, pour moitié sunnites et pour moitié chiites. Il est d’autant plus difficile de connaître leur nombre exact que le gouvernement de Bagdad procède depuis plus de 20 ans à une campagne d’arabisation, déportant tous ceux qui se revendiquent comme Turkmènes et Kurdes -- tandis que le Front Turkmène verse une rente aux Kurdes qui se déclarent Turkmènes avec l’espoir d’échapper ainsi à la misère: en Irak, la même personne peut se dire arabe, kurde, ou turkmène, en fonction de son interlocuteur ou de son intérêt du moment...
C’est en tout cas cette carte turkmène que veut jouer l’armée turque. «Les Turcs veulent mettre la main sur les puits de pétrole», conclut Abbas Bayati, «le combat pour Kirkouk est un combat pour le pétrole, pas pour les gens». Les Kurdes et l’opposition irakienne attendent anxieusement de savoir si les Américains sauront -et pourront - s’opposer encore aux visées turques, comme ils l’ont fait il y a près d’un demi siècle. Le refus du parlement turc d’approuver l’accès du territoire à plus de 60 000 soldats américains devrait les y encourager.
par Chris Kutschera
Article publié le 08/03/2003