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Turquie

Ankara entre l’Europe et les Etats-Unis

L’adoption d’un nouveau paquet de réformes illustre la volonté du gouvernement turc de poursuivre la démocratisation du pays. Une transformation intérieure qui s’accompagne d’une réorientation de la politique étrangère du pays.
La formule est certes diplomatique mais avant de quitter mercredi la capitale turque, le Premier ministre syrien Moustapha Miro a expliqué que les relations entre la Turquie et la Syrie étaient promises à un «avenir brillant». Ces propos enthousiastes que le chef du gouvernement syrien, le premier à être reçu en Turquie depuis 17 ans, a prononcés à l’issue d’une visite officielle de deux jours illustrent le renouveau des relations entre deux pays voisins. Celles-ci ont longtemps été empoisonnées par le soutien que Damas apportait Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), qui a mené durant une quinzaine d’années une rébellion séparatiste. Seule la trêve déclarée par le PKK en 1999 a permis de résoudre ce différent et les deux pays autrefois ennemis voient depuis leurs échanges économiques augmenter à un rythme élevé

La visite de Moustapha Miro s’est produite au grand dam de Washington qui voit d’un très mauvais œil une coopération trop étroite de la Turquie avec la Syrie et l’Iran, deux pays accusés de soutenir le terrorisme et d’abriter des armes de destruction massive. Le secrétaire adjoint américain à la Défense Paul Wolfowitz a ainsi expliqué à plusieurs reprises que la politique étrangère d’Ankara devait recevoir l’aval des Etats-Unis. «Je pense que tout ce que la Turquie fait avec la Syrie ou avec l’Iran devrait rentrer dans le cadre d’une politique générale établie avec nous et visant à obtenir que ces pays changent leur mauvais comportement», avait-il estimé au mois de mai. En diabolisant Téhéran et Damas, Washington avait réussi jusque-là à tenir à l’écart le gouvernement turc. Mais l’offensive militaire lancée en Irak a, paradoxalement, rapproché ces trois pays.

Il semblait en effet acquis pour Washington que la Turquie, alliée de longue date au sein de l’Otan, soutiendrait l’offensive militaire américaine en lui permettant de faire transiter ses troupes, de façon à ouvrir un front dans le nord de l’Irak. Le refus du Parlement turc a du coup été une gifle cinglante pour Washington qui a dû revoir toute sa stratégie militaire. Les relations américano-turques s’en sont depuis largement ressenties, Washington annulant notamment un important paquet de mesures économiques destinées à aider la Turquie. Et même si les deux pays s’efforcent de renouer leurs liens, comme en témoigne la récente visite du ministre turc des Affaires étrangères Abdullah Gül aux Etats-Unis, la crise diplomatique provoquée par la guerre en Irak est loin d’être effacée. Washington attend d’ailleurs la réponse d’Ankara au sujet de l’incorporation éventuelle de soldats turcs à une force multinationale en Irak.

Des rebelles kurdes amnistiés

Pour les Américains, il est essentiel que la Turquie reste une base solide de leur politique régionale. Les relations militaires étroites qu’entretient Ankara avec Israël jouent notamment un rôle très important dans le canevas régional que Washington s’efforce de maintenir. Et les Etats-Unis craignent du coup que le rapprochement de la Turquie avec l’Union européenne puisse également aller à l’encontre de leurs dessins. Car certaines des réformes préconisées par Bruxelles en vue d’une éventuelle intégration à l’Union européenne réduisent le rôle des militaires turcs dans la vie politique locale. Or, c’est notamment sur l’armée que s’appuient les Américains pour exercer leur influence en Turquie.

La dernière réforme politique de poids a été adoptée mercredi par le Parlement turc. Elle concerne directement les forces armées puisqu’elle revoit les prérogatives du Conseil national de sécurité, principal cénacle de décision politique où les généraux pèsent chaque mois de tout leur poids sur la politique du gouvernement. Une fois que le nouveau texte aura été ratifié par le président turc, ce Conseil n’aura plus qu’une fonction consultative et son secrétariat général, actuellement contrôlé par les généraux, sera ouvert à des civils. Cette réforme, perçue comme une nouvelle étape de la démocratisation de la Turquie, n’a pour l’instant donné lieu à aucun commentaire de la part des militaires. Ils peuvent en fait difficilement s’opposer à ce que Semih Vaner, directeur de recherche au Centre d’études et de recherches internationales, qualifie d’évolution naturelle. «Certains cadres de l’armée peuvent se sentir frustrés», explique ainsi Semih Vaner, «mais je pense que la démocratie turque est arrivée à un stade où elle peut résoudre ces frictions dans le cadre d’une plate-forme démocratique».

En adoptant des mesures qui touchent au fonctionnement même de ses institutions, la Turquie sait qu’elle va contribuer à modifier grandement son image à l’étranger, parvenant ainsi peut-être à convaincre ceux qui doutent encore de sa volonté de démocratisation. Elle a d’ailleurs adopté cette semaine un autre texte législatif aux conséquences politiques importantes, une loi d’amnistie pour les rebelles kurdes repentis acceptant de donner des informations sur les activités illégales des travailleurs du PKK. Le gouvernement Ankara estime qu’environ 2 000 rebelles pourraient bénéficier de cette amnistie. Et son application sera notamment suivie de très près par les organisations de défense des droits de l’Homme, à l’instar de la Fédération internationale des droits de l’Homme qui parle de «situation alarmante» en Turquie et de véritable «décalage» entre la volonté affichée de réformes et leur mise en œuvre effective.



par Olivier  Bras

Article publié le 01/08/2003