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Turquie

Des soldats turcs pour l’Irak

A la demande du chef du gouvernement, Recep Tayyip Erdogan, le parlement turc a approuvé mardi le déploiement de son armée en Irak pour une durée d’un an. Il appartient à présent au gouvernement d’en déterminer les modalités, et notamment les zones de couverture et le nombre de soldats concernés. Après les crispations enregistrées entre Washington et Ankara lors du déclenchement de la guerre, cette décision s’inscrit dans un désir de normalisation des relations entre les deux partenaires stratégiques et manifeste de la part d’Ankara une volonté de ne pas se marginaliser à l’égard d’un conflit dont il reste l’un des acteurs et voisins incontournables.
Dans le conflit qu’ils mènent en Irak, les Américains, qui manifestent un grand besoin de soutien pour épauler leurs 130 000 hommes déployés dans ce pays, ont trouvé un nouvel allié de taille, mais dont les intérêts régionaux peuvent introduire, à terme, des interférences de nature à perturber la mission initiale de gestion et de sortie de crise. Et c’est probablement autant en raison de ces fameux intérêts régionaux que pour renouer avec son allié stratégique que le parlement d’Ankara a finalement donné une suite favorable à la demande du gouvernement d’autoriser ce qu’il avait refusé au mois de mars: venir en aide aux Etats-Unis. A l’époque, il est vrai, la situation était sensiblement différente. On craignait alors une ingérence militaire opportuniste d’Ankara dans le conflit. Et, tant à Washington qu’à Bruxelles, on redoutait de la Turquie qu’elle ne saisisse l’occasion pour occuper, voire conquérir le Kurdistan irakien, afin de porter un coup fatal aux indépendantistes kurdes qui lui donnent tant de fil à retordre depuis tant d’années et, en conséquence, de rajouter une guerre à la guerre.

La décision a été prise à l’issue d’un débat à huis clos de deux heures et demi à l’issue duquel les députés se sont prononcés en faveur de la proposition par 358 voix «pour» et 183 voix «contre». A l’issue de la séance, le Premier ministre à immédiatement tenu à rassurer son opinion publique en déclarant à la presse que «les soldats turcs serviront en Irak non en tant que force d’occupation mais en tant qu’amis et frères du peuple irakien pour aider à en finir avec le processus de transition aussi vite que possible». Et M. Erdogan d’évoquer le respect et l’amitié sur lesquels repose la contribution de l’armée turque aux missions internationales auxquelles elle participe, en Bosnie et en Afghanistan par exemple, pour conclure: «Nous agirons dans le même esprit en Irak». Dans le même registre, le ministre des Affaires étrangères insiste sur la durée de la mission. «Le fait que la période de déploiement soit limitée à un an montre que la Turquie ne participera pas à l’occupation», déclare Abdullah Gul. Et autant le chef du gouvernement que son chef de la diplomatie insiste sur le caractère humanitaire qu’ils veulent donner à la mission des soldats d’Ankara.

Car si la bataille parlementaire est terminée, reste à gagner celle de l’opinion publique. Celle-ci demeure en effet massivement opposée à toute intervention en Irak aux côtés des Américains. Certes, Washington et Ankara tentent aujourd’hui d’effacer les traces du différend qui les avait opposé au printemps, à la veille du déclenchement des hostilités, lorsque le parlement turc avait voté contre le transit de l’armée américaine sur son territoire et empêché l’ouverture d’un front nord en Irak. Mais les Turcs, dans leur immense majorité, continuent d’estimer que ce qui était valable hier le reste aujourd’hui et que leur armée ne devrait pas agir comme «l’homme de main» des Américains et participer à l’occupation de l’Irak, comme l’écrivait mercredi le journal de centre-gauche Cumhuriyet. D’autre part le Parti (gouvernemental) de la justice et du développement (AKP) risque son avenir dans cette alliance. Il est en effet question d’engager plusieurs milliers d’hommes. Le chiffre de 10 000 a été avancé. Et la Turquie n’est pas dotée d’une armée de professionnelle, comme c’est le cas des autres nations engagées sur le théâtre des opérations, mais de conscrits. On imagine l’effet désastreux d’un enlisement engendrant des pertes nombreuses pour une cause qui ne recueille pas l’adhésion populaire. Quelques centaines de personnes se sont rassemblés mercredi à Istanbul pour protester contre les projets de leur gouvernement.

Les souvenirs de l’empire ottoman

D’autres titres de la presse turque étaient toutefois plus réservés et faisaient valoir que, dans la reconfiguration annoncée de la région, Ankara ne peut se permettre la politique de la chaise vide, ne serait-ce que pour dissuader toute velléité d’indépendance des séparatistes kurdes. Quant au titres les plus nationalistes de la presse turque, ils font valoir que les soldats retournent à Bagdad, ancienne province ottomane, 86 ans après l’avoir quitté, en 1917. C’est un élément peut être négligeable, mais aujourd’hui, si les Américains sont soulagés de la décision turque, les Irakiens sont inquiets. Plusieurs membres du Conseil, et pas seulement kurdes, ont ouvertement déclaré leur mécontentement après la décision d’Ankara qui a eu des conséquences immédiates: des milliers de manifestants et de miliciens chiites se sont rassemblés devant le quartier général de la coalition en signe de protestation. Les Irakiens semblent partager le sentiment que, loin de faciliter la normalisation, la présence des soldats turcs va, au contraire, retarder le retour à la souveraineté. Le nouveau ministre irakien des Affaires étrangères, le Kurde Hoshyar Zebari, a déclaré à Londres que «la position de base est que le Conseil ne veut pas qu’un pays voisin prenne part à une mission de protection de la paix» dans son pays.

Washington en revanche accueille avec satisfaction et soulagement la décision d’Ankara. Le secrétaire à la Défense Donald Rumsfeld la qualifie de «politiquement très importante». Les soldats américains, cibles d’attaques quotidiennes, sont dans une situation extrêmement difficile en Irak et leur administration peine à convaincre d’autres pays de se joindre à l’effort de guerre. Toutefois les dirigeants américains ne sous-estiment pas la difficulté d’incorporer des soldats turcs dans le dispositif et, plutôt que bondir de joie, manifestent une certaine humilité face au défi. Le porte-parole du département d’Etat Richard Boucher a ainsi assuré que Washington voulait «travailler avec le Conseil de gouvernement (irakien, ndlr) pour parvenir, nous l’espérons, à des conclusions communes sur la manière dont les troupes turques pourront contribuer à la stabilité en Irak».

Enfin cet épisode survient dans un contexte de graves difficultés pour la Turquie dont l’économie est lourdement endettée et à l’égard de laquelle les Etats-Unis ont consenti à fournir fin septembre une aide financière sous forme de prêts à hauteur de 8,5 milliards de dollars.



par Georges  Abou

Article publié le 08/10/2003