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Birmanie

«Total est victime d’un mauvais procès»

Fabrice Magnier est président de la société Defense Control, cabinet spécialisé dans l’audit de sécurité. Il est convaincu que l’on fait un mauvais procès à Total. A 41 ans, cet ancien du commando « Hubert » de la Marine nationale, s’est reconverti dans la sécurité privée. A ce titre, il a passé trois ans sur le chantier du gazoduc de Total en Birmanie. Il décrit le fonctionnement du dispositif, les relations avec l’armée birmane et le déroulement des opérations. Entretien.

RFI : Sur le chantier Yadana, il y a eu un partage des tâches entre l’armée et des privés comme vous. Pouvez-vous nous dire qui faisait quoi ?

Fabrice Magnier : D’un côté, l’armée birmane avait pour mission d’assurer la protection des opérations de construction du chantier et de l’autre, les Security Manager -en l’occurrence des privés français- dont la mission était d’assurer la protection des expatriés dans le corridor. Un corridor de 63 kilomètres de long sur une dizaine de kilomètres de large. La mission des militaires était bien précisée : ils avaient la charge de nous assurer qu’aucun commando karen ou autre ne s’approche du corridor pour des actions de sabotage ou pour éliminer des expatriés, comme ils l’avaient menacé. Ils tenaient la zone du pourtour du corridor, en filtrant tout ce qui se passait dans cette zone tampon. Nous, nous évoluions dans le corridor avec nos expatriés en surveillant le secteur, avec des procédures pour les évacuer en cas d’alerte.

RFI : Vous aviez des contacts avec l’armée birmane ?

FM : Oui, les contacts étaient bien établis. Ils avaient leur hiérarchie militaire qui avait réparti sur l’ensemble du corridor, des sections voire des compagnies, dont les chefs leur rapportaient plusieurs fois par jour s’il y avait des menaces liées à la sûreté. Et le management militaire avait un contact direct avec le responsable sûreté du projet [Ndlr :  cet homme est aujourd’hui décédé] qui était tenu, en cas de menace, d’interdire le travail ou de nous dire que c’était une fausse alerte.

RFI : Sur le chantier, vous étiez armés ?

FM : Non. Il n’y a jamais eu de personnes armées travaillant pour Total ou ses sous-traitants. Les seules personnes armées étaient les militaires.

RFI : On accuse les militaires d’avoir utilisé les travaux forcés sur ce chantier, est-ce que vous l’avez constaté ?

FM : Non. En ce qui me concerne, pendant toute la période que j’ai passée sur le projet, de 1995 à 98, je n’ai pas vu de mes propres yeux quoi que ce soit sur le sujet. Je n’ai pas entendu, pendant la période où j’y étais de faits me laissant penser que des gens étaient enrôlés de force pour travailler pour Total. Au contraire. Les seuls que j’ai vu travailler étaient embauchés. Et pour cause : tous ceux qui arrivaient sur  les camps pour travailler passaient entre nos mains, car nous étions censés les enregistrer sur listing. On avait leurs pièces d’identité, leurs contrats de travail. On savait exactement pour qui ils travaillaient, car nous avions des sous-traitants birmans. On se méfiait beaucoup plus des populations locales que des populations expatriés qui venaient travailler. Donc, on mettait un point d’honneur à savoir qui faisait quoi, qui travaillait sur le chantier. Surtout ceux qui vivaient sur les camps.

RFI : Est-il envisageable de penser que l’armée ait commis des exactions sans que vous puissiez vous en rendre compte ?

FM : Vous posez une question difficile, vous me demandez de savoir si quelque chose que je ne sais pas a pu se produire. Je n’en sais rien. Si l’armée a commis des exactions dans le corridor, je pense qu’on l’aurait su automatiquement, car énormément de personnes y travaillaient. Et puis, avec le temps, les contacts avec les populations se sont resserrées. S’il y avait eu des sujets blessants, on l’aurait su. D’autant plus que Total avait mis des boites de suggestions pour faire remonter l’information sur ces sujets, on aurait été immédiatement informé.

RFI : N’est-ce pas naïf dans un climat de dictature militaire ?

FM : Ce n’est pas être naïf. Total a fait le maximum pour faire remonter l’information, car lorsqu’ils ont monté le projet, un des paramètres essentiels étaient de s’assurer qu’il n’y aurait pas de dérapages. Ils ont mis un maximum de moyens : les boites de suggestions, mais aussi des médecins que Total payait pour pouvoir aller dans les différents villages pour soigner les gens qui avaient besoin de médicaments. Et ces gens-là ramenaient de l’information, c’est évident. Je n’ai jamais vu de villageois maltraités, mais plutôt des populations en osmose avec ce qu’on faisait. On n’a pas vu des militaires avoir des attitudes violentes ou humiliantes. Je les trouvais même plutôt bien intégrés. Les villageois leurs donnaient de l’eau, on a plutôt l’impression que c’était des coutumes ancestrales. Il n’y avait rien de choquant en tout cas.

RFI : Y-a-t-il eu des incidents sur le chantier, des attaques de la rébellion karen sur des installations ?

FM : Des attaques directes sur les gens du projet, non. On a eu des échauffourées, quelques échanges de coups de feu aux limites de corridor, des escarmouches entre militaires et rebelles. On a pas eu d’action contre les expatriés. Une seule fois, trois roquettes de fortune ont été tirés sur des installations, mais elles sont tombées loin des installations et elles n’ont même pas explosé.

RFI : Pour en revenir aux travaux forcés, vous avez dit que Total avait mis en place des conventions avec l’armée pour qu’il n’y ait pas de dérapage. Qu’est-ce que ça veut dire ?

FM : Non, quand je dis qu’ils ont mis en place des conventions… Je pense que Total, au moment où les négociations ont été faites sur ce projet, a imposé un certain nombre de règles de base pour éviter des abus comme on peut les imaginer dans ce genre de pays, de façon à ce que le projet se déroule en bonne et due forme. Voilà. Je ne sais pas ce qui a été fait à ce niveau de responsabilité. Les militaires étaient contraint de respecter tous les gens qui travaillaient sur ce projet. C’est évident. Sans la volonté de Total de maintenir cette éthique sur ce projet, on aurait pu s’attendre à plus de problème.

RFI : Pouvez-vous nous raconter comment se déroulait sur une journée sur le chantier ?

FM : Le travail démarrait tôt, à six heures du matin. L’armée était censée nous donner le feu vert, secteur par secteur. Peu avant six heures du matin, ils étaient censés nous envoyer un message disant « la zone est claire ». Une fois que cela était fait, les Security Manager étaient dédiés à chaque secteur. Ils avaient la charge d’encadrer leurs populations d’expatriés ou d’ouvriers, de les emmener sur zone et ensuite de rester dans la zone à leur côté. Avec pour objectif :1/ de surveiller ce qui se passait dans la zone pour détecter des faits anormaux, un groupe d’individus louches de façon à pouvoir évacuer les gens à temps, et 2/ de compter en permanence les effectifs de façon à pouvoir les évacuer vite en cas d’alerte. Si on avait une menace quelconque, il fallait pouvoir récupérer tous ces gens et les renvoyer dans les camps. 3/ Surveillance des conditions de circulation, car il y avait beaucoup de véhicules sur les pistes, avec une attention particulière à la prévention routière. Avec des règles très strictes, des limitations de vitesse, des panneaux.

RFI : Quel a été votre regard sur cette armée de birmane, c’était une armée de fortune ou une armée professionnelle ?

FM : J’ai vu une armée d’appelés. Des cadres, des sergents engagés, étaient souvent assez âgés, une bonne quarantaine d’années. Et des jeunes appelés, 18, 20, 22 ans. Très jeunes et très peu équipés : un treillis, des chaussures, des tongs souvent, avec un armement léger. Ce n’était pas une armée de fortune, mais ce n’était pas non plus une armée très équipée.

RFI : Avec des moyens de locomotion ?

FM : Non, il n’y en avait quasiment pas. C’est la jungle et excepté certaines pistes sur le projet, ils devaient crapahuter en dehors des pistes pour tenir la zone. Aucun véhicule, pas même un vélo, ne pouvait passer. C’était vraiment de la progression en jungle : aucun moyen de locomotion à part les jambes.

RFI : Des moyens de communication ?

FM : Très limités. Par section, par compagnie, ils avaient une radio HF pour pouvoir communiquer entre leurs différents PC. Voilà. Quelques VHF ont été distribuées aux patrons du dispositif pour pouvoir communiquer plus facilement avec le patron sûreté de notre projet. Et quelques sections ou compagnies en limite de corridor, notamment sur la partie « mer » dont j’étais responsable, on avait donné une VHF pour qu’ils puissent nous prévenir en cas d’alerte, que l’on ait le temps de mettre nos expatriés à l’abri, voire de les prévenir si l’on avait un doute sur un fait anormal. Mais très, très limité.

RFI : En aucune manière, les moyens dont vous disposiez sur place, notamment les hélicoptères, n’ont été mis au service de l’armée birmane…

FM : Les seules fois où j’ai utilisé les hélicoptères, c’était pour reconnaître les zones de pose en jungle, de façon à pouvoir en cas d’alerte récupérer les équipes. Les hélicoptères ont été utilisés pour acheminer du matériel sur les différents sites inaccessibles et pour y acheminer du personnel. Et au final, en cas d’accident : évacuer du personnel vers les hôpitaux ou vers le camp de base.

RFI : En résumé, pour vous, on fait un mauvais procès à Total avec cette histoire de travaux forcés ?

FM : Oui, j’en suis convaincu. Je trouve dommage que l’on puisse donner du crédit à une poignée d’individus qui attaquent ce qui a été fait. De très belles choses ont été réalisées et on n’en parle pas assez. C’est un procès d’intention avec une grosse manipulation derrière. Certaines personnes en font les frais aujourd’hui, je pense notamment à Hervé Madéo qui est sous les feux de cette politique de déstabilisation, alors qu’il a fait énormément pour les populations locales, avec des actions socio-économiques à grande échelle. Des hôpitaux, des dispensaires avec des médecins de campagne pour aider les populations. Avec des procédures qui ont permis, grâce à Dieu, d’éviter ces dérapages dont ils sont accusés. Compte tenu du contexte difficile de ce que pouvait être la Birmanie à ce moment-là, je pense vraiment que c’est une prouesse que cela se soit passé aussi bien. C’est mon point de vue.



par Propos recueillis par David  Servenay

Article publié le 22/06/2004 Dernière mise à jour le 22/06/2004 à 11:13 TU