Proche-Orient
A l’hôpital de Gaza, la vie en suspens
(Photo : AFP)
De notre envoyé spécial à Gaza.
La scène se déroule dans l’hôpital Shifa de Gaza. Le chef de la sécurité générale palestinienne, le général Abdel Razeq Majaïda, arpente les escaliers avec une escouade de médecins et de soldats autour de lui. Il est venu visiter les victimes de l’opération « Jours de Pénitence ». Une litanie de corps amputés, brûlés ou grevés d’éclats d’obus. Parfois les trois à la fois. Lancée à la fin du mois de septembre, à la suite de la mort de deux enfants israéliens dans l’explosion d’une roquette artisanale à Sderot, l’offensive israélienne a fait à ce jour une centaine de morts, dont la moitié civils, et près de 400 blessés, dont 150 sont hospitalisés à Shifa.
Devant les rescapés que les médecins lui présentent, Majaïda répète le même rituel : il offre une fleur, échange quelques mots, et dépose un baiser sur le front. « Vous êtes tous mes enfants, que Dieu vous guérisse », dit-il avant de changer de chambre. Dans le couloir, la troupe du général croise une infirmière qui pousse les chariots-repas, deux militants armés qui tiennent la garde devant le lit de leur chef, des familles accourues au chevet de leur proches et un colosse couvert de cicatrices qui refait ses premiers pas. Etrange ballet de blouses blanches et de treillis kaki, de stéthoscope et de kalachnikov. Chassé-croisé d’émotions, de tensions. Soudain, l’un des gardes du corps de Majaïda somme un homme qui erre dans le couloir de libérer le passage. Initiative malheureuse. L’homme en question s’appelle Mahmoud Abed et ses quatre fils ont été blessés dans l’attaque israélienne.
Il explose aussitôt. « Comment oses-tu me dire cela, à moi ? Comment ? Où étais-tu lorsque les missiles tombaient sur le camp ? Espèce de planqué, tu me dis encore un mot et je te tue… ». Et une mêlée éclate sous les yeux des infirmières. Vite maîtrisé par les soldats, Mahmoud raconte son histoire les yeux rougis. C’était le lendemain du déploiement des tanks à Jabaliya, le 29 septembre dernier. Son fils cadet, Jihad, 16 ans, s’apprêtait à partir à l’école. « Il a fait quelques pas dehors pour vérifier que la voie était libre. On a entendu un tir sans voir d’où il venait et Jihad s’est effondré ». Dans les heures qui ont suivi, Ghassan, 30 ans, Hassan, 28 ans et Bassel, 27 ans ont l’un après l’autre tenté de secourir leur frère. L’un après l’autre, ils ont été visés et blessés par les soldats. Finalement évacués par ambulance, ils partagent aujourd’hui deux chambres à l’hôpital Shifa où leur vies ne sont plus en danger. « Israël déploie toute sa force pour nous écraser. On ne croit pas aux promesses de retrait de Sharon. Il faut que la communauté internationale vienne soulager nos souffrances », dit Naïma, la mère.
« Le silence des pays arabes est insupportable »
Un peu plus loin, les deux militants, la kalachnikov à la main, acceptent d’ouvrir la porte de la chambre de leur chef. L’homme a été brûlé dans l’explosion d’un missile. Son torse est piqueté d’éclats. Il entend à peine et les sédatifs lui donnent un regard halluciné. C’est un leader des Brigades des martyrs al-Aqsa, une milice issue du Fatah, le parti de Yasser Arafat. Trop faible, il laisse son adjoint, Abou Zoheir, s’exprimer à sa place : « On meurt tous les jours à Jabaliya. Le silence des pays arabes est insupportable. Je n’ai pas peur de le dire : ce qui s’est passé à Taba est une bonne chose ». Alors que l’Autorité palestinienne a condamné les attentats en Egypte et que le Hamas et le Jihad Islamique ont nié toute implication, Abou Zoheir applaudit haut et fort : « Maintenant, c’est la guerre. Nous allons frapper les Israéliens partout dans le monde. Tant pis si notre cause se confond avec celle d’al-Qaïda. La communauté internationale se moque de nous, nos enfants qui lancent des pierres sont traités de terroristes. Franchement, nous n’avons plus rien à perdre ».
Dans une chambre voisine, trois femmes sont assises au chevet d’une fillette endormie. Avec les bras, le front et le ventre recouvert de pansements, son petit corps donne l’impression d’être momifié. « C’est quoi le crime de cette gamine. Est-ce qu’elle lançait des roquettes ? », demande sa tante Hayat qui la veille. Wissal, âgée de 2 ans, fait partie de la famille Felfel dont le drame a fait le tour des médias arabes. Deux parents et leurs 9 enfants, de 7 mois à 12 ans, blessés par un tir de char dans la nuit du 6 octobre dernier. « J’étais dans le salon en train de regarder les informations avec ma femme quand les enfants se sont réveillés à cause des explosions. Ils étaient effrayés, ils voulaient s’enfuir dehors. Pour les calmer, nous avons préparé un thé. C’est à ce moment qu’il y a eu une énorme explosion. Je me revois couvert de sang. J’étais persuadé que toute ma famille était morte. Et puis je me suis évanoui », raconte le père, Razi, depuis son lit. Durant le trajet vers l’hôpital, dit Hayat, l’ambulance a été touchée à sept reprises par des tirs. « Depuis ce jour, je ne dors plus. Je prie pour que la nuit ne tombe pas. Si les Israéliens veulent réoccuper complètement Gaza, qu’ils le fassent. Mais qu’ils arrêtent de nous tuer les uns après les autres ». Selon les médecins, la petite Wissal ne survivra pas à ses blessures.
par Benjamin Barthe
Article publié le 13/10/2004 Dernière mise à jour le 13/10/2004 à 10:03 TU