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Agriculture

Un «Dakar Agricole»

Marc Dufumier répond aux questions de Colette Thomas.(Photo : Marc Verney/RFI)
Marc Dufumier répond aux questions de Colette Thomas.
(Photo : Marc Verney/RFI)
Plusieurs chefs d’Etat participent les 4 et 5 février au premier « Dakar Agricole » destiné à « réduire la fracture agricole mondiale », selon l’expression du ministre sénégalais de l’Agriculture et de l’Hydraulique, Habib Sy. Marc Dufumier, agronome français vient de publier « Agricultures et paysanneries des Tiers mondes ». Il analyse cette fracture à travers l’exemple du Sénégal.

RFI : Face à la mondialisation, le premier « Dakar Agricole » se présente un peu comme un Davos du sud. Marc Dufumier, que pensez-vous de ce genre de manifestation ?

Marc Dufumier : Est-ce que ça va servir à quelque chose, c’est bien difficile à dire mais le mot même de fracture agricole  mondiale, qui est un peu le mot d’appel pour ce forum, me paraît bien choisi. Il y a bel et bien une fracture, à l’échelle mondiale, entre des agriculteurs qui travaillent à la main, avec des outils tels que la houe, la bêche, des femmes qui repiquent directement à la main dans des rizières, et cette grande agriculture mécanisée qu’on rencontre dans les pays du nord, en France et aux Etats-Unis par exemple. Là, il y a une vraie fracture.

RFI : Votre livre découpe plusieurs grandes zones agricoles dans le monde mais dans l’un des chapitres généraux à la fin de l’ouvrage, vous parlez des agriculteurs casamançais. Lorsqu’ils cherchent à vendre le surplus de leurs cultures vivrières sur les marchés, ils « doivent s’aligner sur les prix des céréales importées en provenance de l’étranger et sont donc contraints d’accepter une rémunération de leur travail cent fois inférieure à celle de leurs concurrents nord-américains ! Comment les paysans du Tiers monde pourraient-ils ainsi, sans protection aucune, dégager des revenus suffisants pour épargner, investir, équiper leurs exploitations, devenir concurrentiels et travailler décemment au pays, sans être condamnés à l’exode rural ou aux migrations vers les pays les plus riches ? » Est-ce le résumé de la situation des agriculteurs du Sud ?

  

CASAMANCE

LOUISIANE

Surface par actif

Rendement/hectare

Produit brut

Coûts en intrants et matériels

0,5 hectare

1 tonne

0,5 tonne

négligeable

100 hectares

5 tonnes

500 tonnes

450 tonnes/hectare

Valeur ajoutée /actif /par an

0,5 tonne

50 tonnes

MD : C’est malheureusement un vrai résumé. Quelques chiffres : un agriculteur casamançais, qui repique du riz à la main, ne peut pas repiquer, dans le nombre de jours disponibles pour le repiquage, plus d’un demi-hectare. Il n’utilise pas d’engrais parce qu’il est pauvre. Il produit, et c’est déjà bien, une tonne de riz à l’hectare. Un actif sénégalais produit donc 500 kilos de riz par an. Aux Etats-Unis, un fermier, en Louisiane ou en Caroline du sud, sème du riz sur cent hectares puisque lui, il ne repique plus à la main. Cet Américain moissonne à la moissonneuse batteuse, utilise des engrais, des pesticides. Il produit 5 tonnes à l’hectare. Pour un actif américain, la production est de 500 tonnes. Vous avez 1 000 en écart de productivité brute. Certes, l’agriculteur de Louisiane a des coûts. Mais en considérant que les neuf dixièmes de la productivité représentent les coûts, l’écart reste tout de même de un à cent.

Ecarts de productivité et de rémunération : de 1 à 100 !

Un exemple : à Dakar, vous trouvez sur un marché 50 kilos de riz de Casamance, ou de Thaïlande, ou des Etats-Unis. Ces sacs de riz sont obligatoirement au même prix. Pourtant, dans l’un des sacs, il y a cent fois plus de travail que dans l’autre. S’il veut vendre un peu de sa production de riz pour acheter des médicaments ou des vêtements, un petit agriculteur casamançais est obligé d’accepter une rémunération cent fois moindre que son concurrent nord-américain ou même du producteur de riz français en Camargue. Alors comment voulez-vous  que celui qui a une productivité 100 fois moindre, puisse acheter des médicaments, ou avoir accès aux engrais, à la traction animale, cesser d’être un agriculteur manuel. La vraie fracture entre les agriculteurs du nord et du sud est là. Et il y a urgence à ne pas les mettre sur un même marché mondial.

RFI : Comment expliquer que l’Organisation mondiale du commerce ait mis tous ces agriculteurs dans la même compétitivité ?

MD : L’idéologie libérale qui sous tend ce « libre échange » dit : pourquoi donc les Sénégalais devraient-ils produire chez eux  ce qu’on produit moins cher aux Etats-Unis. Ils feraient mieux d’importer du riz, du sorgho, du mil en provenance des Etats-Unis. Ils pourraient alors spécialiser leur agriculture selon les avantages comparatifs du Sénégal.

RFI : Par exemple se spécialiser dans la culture de l’arachide ?

MD : Dans un supermarché français, la bouteille d’huile d’arachide et sa voisine la bouteille d’huile de tournesol (produit en Europe), sont quasiment au même prix. La différence est peut-être de 10%. Pourtant n’oubliez pas qu’il y a environ cent fois plus de travail dans la bouteille d’huile d’arachide. Pour vendre leur arachide, les Sénégalais sont, une fois encore, obligés d’accepter une rémunération cent fois moindre que celle de leurs concurrents européens ou nord-américains.

RFI : Comment lutter contre cette sorte de discrimination économique ?

MD : Il faut contrer cette idéologie libérale. Si on tenait ce discours jusqu’au bout, s’il y avait libre concurrence, libre circulation des hommes et des marchandises, il y aurait une affectation optimale des ressources, dans tous les domaines. Il y aurait beaucoup de Sénégalais en France et beaucoup d’Haïtiens aux Etats-Unis. La logique serait que les hommes aillent là où le climat est tempéré et les sols profonds, plutôt que de rester là où les sols sont semi-arides ou sableux. Nous aurions une densité de population nettement plus forte en France, la misère du monde viendrait chez nous. Les libéraux oublient de nous raconter que cette idéologie provoquerait des migrations massives vers nos pays aisés.

Je souhaiterais qu’il sorte du « Dakar Agricole » une résolution  le disant très clairement : à l’OMC on doit donner l’autorisation aux pays du sud de protéger leurs agricultures vivrières par des droits de douane comme l’Europe, les Etats-Unis, l’ont fait. Le Japon, Taiwan, continuent de le faire. En fait, la protection de l’agriculture aux frontières à l’aide de droits de douane n’est pas un obstacle à l’industrialisation puisque aussi bien Taiwan que la Corée du sud, pays en voie d’industrialisation, maintiennent des droits de douane pour protéger leurs agricultures. Au départ, dans ces pays, les agriculteurs n’étaient pas trop pauvres, ils avaient les moyens d’acheter des chaussures et des jeans. Et d’ailleurs ils avaient à peu près tous le même pouvoir d’achat et achetaient le même genre de vêtements. Puisque ces agriculteurs avaient les moyens d’acheter des produits de consommation, du coup, le pays est parti à la conquête de l’export. C’est donc avec une agriculture riche que les pays peuvent s’industrialiser. La fracture agricole est en fait une fracture économique mondiale. L’industrialisation des pays « des Tiers mondes » passera par la protection de leurs agricultures et des paysanneries prospères.

RFI : Peut-on imaginer, face à la mondialisation, que le continent africain s’isole et s’en tienne à des échanges inter-étatiques ?

MD : C’est possible. Il existe aujourd’hui des organisations paysannes à l’échelle de l’Afrique de l’ouest dont l’idée et de faire une union monétaire et d’organiser un marché commun avec une protection commune aux frontières. Il y aurait une libre circulation des produits agricoles et autres en interne, entre eux. Ce n’est pas de l’autarcie, c’est la mise en concurrence d’agriculteurs qui produisent des choses un peu différentes mais dans des conditions de productivité à peu près égales. L’idée, c’est d’abord d’aller vers un marché commun avec des droits de douane assez élevés. Mais il faut que tous les Etats frontaliers jouent le jeu pour éviter tout déséquilibre s’il y a de la contrebande. La suite de cette union monétaire des pays d’Afrique de l’ouest, ce sera une monnaie unique. 


par propos recueillis par Colette  Thomas

Article publié le 04/02/2005 Dernière mise à jour le 05/02/2005 à 12:02 TU

« Agricultures et paysanneries des Tiers mondes », de Marc Dufumier. Editions Karthala 2004

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Olusegun Obasanjo

Chef de l’Etat du Niger

«A nos amis et partenaires des pays développés : oui, nous voulons faire du commerce avec vous, nous le faisons déjà entre nous, alors ouvrez nous les marchés et nous irons de l'avant !»

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