Elections irakiennes
Ankara n’arrive pas à avaler la pilule
(Photo : AFP)
De notre correspondant à Istanbul
L’administration turque n’avait jamais fait mystère de ses fortes préventions à l’encontre du scrutin Irakien, puisque dès avant la consultation le Premier ministre Recep Tayyip Erdogan prévenait que le résultat n’en serait «pas sain» pour l’avenir du pays. Il était en effet écrit, avec le boycott annoncé de l’électorat sunnite, que les Kurdes tireraient avantage d’un vote largement identitaire et communautaire, gagnant ainsi dans les urnes ce pour quoi ils ont combattu plusieurs décennies durant : l’autonomie, voire l’indépendance du nord, proclamée par avance par le Parlement irakien il y a 23 mois.
Voilà pourquoi la Turquie avait bruyamment fait campagne pour la participation des formations sunnites, et milité plus en coulisses pour disqualifier par avance le verdict populaire au prétexte également des malheurs supposés de la communauté turcomane alliée, première «victime» de la poussée kurde. Mais l’argument selon lequel l’élection était a priori «non démocratique» a été fermement rejeté par Washington, et Ankara a dû se résigner à constater un résultat autant prévu que redouté, sans oser le dénoncer ouvertement.
La quasi-absence de commentaires, au lendemain de la publication des résultats officiels, en dit long sur le mécontentement et les inquiétudes turcs. Même pas un message de circonstance félicitant le peuple et les dirigeants irakiens pour leur ‘entrée en démocratie’, dans un contexte pourtant difficile! C’est que la Turquie pressent le pire : «certains déséquilibres et certaines carences au sein du Parlement irakien vont résulter de ces élections», disait lundi à l’issue du conseil des ministres le porte-parole du gouvernement Cemil Çiçek, en appelant à la Commission électorale électorale et aux Nations unies.
Selon Ankara en effet, «irrégularités» et «manipulations» ont entaché le bon déroulement de la consultation, et un communiqué comminatoire du ministère des Affaires étrangères, dimanche, a invité les autorités électorales à «tenir rigoureusement compte de toutes les plaintes» en la matière, et la communauté internationale à «plus s’impliquer pour prévenir la répétition de ces abus dans les scrutins futurs», notamment un référendum constitutionnel prévu en fin d’année.
Les Turcs ont édulcoré leur discours
La peur d’une sécession kurde est habillée par les Turcs de l’accusation de «nettoyage ethnique» dans la région de Kirkouk, où les Kurdes auraient chassé à la chute du régime de Saddam Hüssein la population turcomane pour reprendre démographiquement et politiquement le contrôle de la grande ville pétrolifère du nord –dont ils ont promis de faire un jour leur capitale. Pour éviter d’éventuels «affrontements» qui résulteraient de gains politiques «injustes», le chef de la diplomatie Abdullah Gül appelle donc «chacun à s’occuper non pas de sa région mais de l’unité de l’Irak, à apprendre à vivre ensemble et à se tourner vers Bagdad». Citant le Capitaine américain Mitch Smith en poste à Kirkouk, qui prévoirait «des violences ethniques ici, à coup sûr», le Turkish Daily News constate, sur le ton du «on vous avait prévenus», que «c’est un peu tard»... Et l’avenir du voisin sud-est de la Turquie, dont Ankara n’a cessé d’appeler à l’unité et l’intégrité territoriale, est bien «bouché», conclut le journal. Voilà sans doute pourquoi, bien qu’opposé depuis le premier jour à l’intervention américaine, le Premier ministre dit aujourd’hui que «ce n’est pas le moment» de se retirer pour les troupes sous commandement américain.
En fait, les dirigeants turcs ont passablement édulcoré leur discours, oubliant leurs menaces claires, il y a quelques mois encore, d’intervention «physique» contre les composantes (Kurdes) qui modifieraient l’équilibre démographique de Kirkouk, ou, plus encore, qui décrèteraient leur indépendance. Quelques promesses évasives de la secrétaire d’État Condoleezza Rice, en visite récemment à Ankara, semblent avoir momentanément calmé la rhétorique guerrière des Turcs sur ce sujet sensible pour eux depuis la première intervention alliée contre Saddam Hussein, en 1991. Mais leur préoccupation n’en reste pas moins profondément ancrée au principe de défense des intérêts vitaux du pays. Qu’un chiite ou qu’un Kurde prenne les plus hautes fonctions du pays ne poserait pas de problème, pourvu que le pays reste uni, explique dans le quotidien Radikal un diplomate sous couvert d’anonymat. Mais, analyse Hürriyet, la rédaction de la future constitution et les élections législatives qui suivront, dans le cadre d‘un régime défini par elle, constituent une étape «critique» que bien des puissances suivront de très près, voire tenteront d’influencer. Sans même parler des États-Unis, dit le journal, mais certainement de la Turquie.
par Jérôme Bastion
Article publié le 15/02/2005 Dernière mise à jour le 15/02/2005 à 18:23 TU