Irak
Ankara et Washington divisés sur les Turcomans
(Photo : AFP)
La tension était particulièrement vive en début de semaine entre la Turquie et les Etats-Unis, pourtant deux alliés traditionnels dans la région et notamment sur la question irakienne. Les autorités d’Ankara ont en effet menacé lundi de mettre un terme à leur partenariat stratégique avec Washington en Irak si les violences qui ont frappé la ville de Tall Afar, à majorité turkmène, ne cessaient pas. L’ambassadeur des Etats-Unis en Turquie a ainsi été convoqué par le ministre des Affaires étrangères qui lui a signifié «la vive préoccupation» du gouvernement. Jugeant sans doute cette initiative insuffisante, le chef de la diplomatie Abdullah Gül est ensuite monté au créneau pour dénoncer «l’usage d’une force excessive contre les populations civiles» à Tall Afar. «Je me suis moi-même entretenu avec le secrétaire d’Etat Colin Powell. Nous avons affirmé très clairement que si cela continue comme ça, la Turquie mettra fin à son partenariat pour tous les sujets touchant à l’Irak», a-t-il affirmé. Soucieux d’être bien entendu, le ministre turc a insisté sur le fait que son gouvernement n’hésiterait pas à passer aux actes. «Nous ne nous en tiendrons pas aux mots. S’il le faut, nous n’hésiterons à aucun moment à faire ce qu’il nous incombe de faire», a menacé Abdullah Gül.
Visiblement embarrassé, l’ambassadeur américain à Ankara, Eric Edelman, a tenté d’apaiser la situation, affirmant que les forces américaines faisaient tout leur possible pour éviter les pertes civiles. «Les opérations ciblées de l'armée américaine visent les rebelles et non pas les civils, que nous essayons d'éviter soigneusement», a-t-il insisté. A Washington cependant, les autorités américaines ont dans un premier temps fait peu de cas des préoccupations d’Ankara, renvoyant sur le gouvernement irakien les questions relatives à l’offensive contre Tall Afar, avant de changer radicalement de position. Prenant plus au sérieux les déclarations d’Abdullah Gül, le porte-parole du secrétaire d’Etat, Richard Boucher, a ainsi assuré que les soldats américains avaient cherché à épargner la population civile. «Nous avons travaillé avec le gouvernement turc, nous avons parlé au gouvernement intérimaire irakien sur la manière de mener nos opérations de telle sorte qu'elles ne causent pas de problèmes à la population locale», a-t-il insisté. Il a également à nouveau assuré que l’opération lancée à Tall Afar visait «à éliminer des terroristes, des insurgés et des combattants étrangers qui utilisent la ville comme un point de transit et un refuge pour lancer des attaques ailleurs en Irak».
Une question sensible
Le dernier bilan de l’offensive lancée contre cette agglomération contredit cependant les propos du porte-parole américain. Cinquante-six personnes ont en effet été tuées et 157 autres blessées dans l'opération de la Force multinationale. La plupart des victimes sont des femmes et des enfants comme l’a confirmé le directeur de l’hôpital de la ville, Faouzi Ahmed. Et si quelques policiers ont également été tués ou blessés, il n’y a aucun étranger parmi eux. Les affrontements de ces derniers jours à Tall Afar ont été particulièrement violents. L’aviation américaine a en effet bombardé la ville pendant treize heures d’affilées et les combats dans les faubourgs de l’agglomération, assiégée cinq jours durant, ont été non seulement meurtriers mais aussi destructeurs, des dizaines d’habitations ayant été rasées par les bombardements.
Dans ce contexte et connaissant l’importance que revêt pour Ankara la question des Turcomans d’Irak, Washington a tenté d’apaiser la crise en annonçant l’envoi rapide d’une assistance humanitaire dans la cité meurtrie. L’armée américaine a en outre, dès mardi, levé le siège de ville. Et l’ambassadeur des Etats-Unis a vigoureusement rejeté les allégations de la presse turque selon laquelle l’opération contre Tall Afar visait principalement à en chasser les Turcomans au profit des Kurdes, alliés de Washington en Irak.
Estimée à un peu plus d’un million de personnes, soit 1% de la population irakienne, la communauté turkmène constitue le troisième groupe ethnique d’Irak après les Arabes et les Kurdes. Turcophone, ses membres vivaient principalement dans les régions d’Erbil, Mossoul, Kirkouk et Tall Afar, dans le nord du pays. Comme les Kurdes, les Turcomans ont été éloignés de leur région d’origine par le régime de Saddam Hussein au profit des populations arabes. Minoritaires en Irak mais soutenus par Ankara, ils rejettent toute idée de domination kurde sur une région qu’il considère aussi comme la leur. Ce dernier point fait de la communauté turkmène l’allié objectif de la Turquie qui craint une relance du séparatisme kurde en Irak, ce qui ne serait pas sans conséquences sur les populations kurdes présentes sur son propre territoire.
par Mounia Daoudi
Article publié le 15/09/2004 Dernière mise à jour le 15/09/2004 à 16:05 TU