Etats-Unis
Des charters pour la torture
(Photo: AFP)
L’Irlande, Chypre, le Maroc, l’Afghanistan, l’Algérie, l’Irak, la Roumanie... L’itinéraire suivi entre le 16 et le 28 janvier 2004 par un Boeing affrété secrètement par la CIA est impressionnant. Il a été révélé par le magazine Newsweek qui a réalisé une enquête sur la «restitution extraordinaire», une pratique qui consiste à transférer des personnes suspectées d’activités terroristes vers des pays qui acceptent de collaborer avec les services américains. Selon Newsweek, la CIA a développé un système de «prisons fantômes» dans lesquelles sont détenus et interrogés les suspects. Des informations également reprises par la chaîne de télévision CBS qui a avancé dans son émission 60 minutes qu’au moins 600 vols avaient été organisés vers une quarantaine de pays depuis les attentats du 11 septembre 2001. La liste des destinations comprend notamment la Jordanie, l’Afghanistan, le Maroc, l’Irak, l’Egypte, ou l’Ouzbékistan.
Si cette pratique n’a rien de nouveau, elle était autrefois utilisée avec parcimonie. Le Washington Post rappelle ainsi que les gouvernements des présidents Ronald Reagan et Bill Clinton avaient eux aussi autorisé ces transfèrements secrets, en précisant que les prisonniers concernés étaient notamment des barons du trafic de drogue. «Après les attaques de 2001, Bush a élargi l’autorité de la CIA et le résultat a été que l’agence a déplacé plus de 100 personnes d’un pays à un autre sans respecter la procédure légale et sans permettre l’intervention du Comité international de la Croix-Rouge, un droit accordé à tous les prisonniers détenus par des militaires américains», écrit le Washington Post. Des méthodes qui permettent notamment d’éviter certains mécanismes d’extradition et de pouvoir interroger les suspects dans le plus grand secret.
Des témoignages accablantsDénoncées depuis plusieurs années par différentes organisations de défense des droits de l’Homme, l’affaire des «restitutions extraordinaires» a gagné en notoriété avec la divulgation des témoignages de plusieurs victimes. A chaque fois, les faits sont édifiants. Maher Arar, un ingénieur canadien d’origine canadienne, a ainsi été arrêté en septembre 2002 à New York. Il a ensuite été transféré en Syrie où il est resté pendant dix mois, une longue détention pendant laquelle il affirme avoir été victime de tortures. Mahmoud Habib, un Australien né en Egypte, a vécu une histoire similaire. Capturé au Pakistan entre novembre 2001 et début 2002, il a été détenu pendant six mois en Egypte avant d’être transféré vers la base américaine de Guantanamo, située sur l’île de Cuba. Libéré en janvier 2005, il a expliqué qu’il avait été battu et torturé à l’électricité en Egypte.
Ces témoignages accablants ont contraint les autorités américaines à s’expliquer sur le procédé des «restitutions extraordinaire». Reconnaissant leur existence, le président George Bush a affirmé mercredi que les Américains ne transféraient pas de prisonniers vers des pays où ils pourraient être maltraités. «Nous croyons que nous devons nous protéger, nous ne soutenons pas la torture», a affirmé le président américain. «Dans le monde de l’après 11 septembre, les Etats-Unis doivent s’assurer qu’ils protègent leur population et leurs amis d’attaque. Une façon de le faire est d’arrêter des gens et de les renvoyer dans leurs pays d’origine, avec la promesse qu’ils ne seront pas torturés». De fait, le New York Times a révélé que la Maison Blanche avait donné carte blanche à la CIA pour organiser ces opérations, aucun accord préalable des autorités judiciaires n’étant nécessaire.
«La délocalisation de la torture»
L’argument des garanties demandées aux pays qui reçoivent les prisonniers est battu en brèche par les associations de défense des droits de l’Homme. Wendy Patten, responsable de Human Rights Watch, parle ainsi de «vernis de légalité» et assure que ces engagements n’ont absolument pas été respectés. Alberto Gonzales, ministre américain de la Justice, a d’ailleurs lui-même reconnu qu’aucun contrôle fiable n’était véritablement possible. Et les Etats-Unis sont du coup accusés «d’externaliser» la torture vers des pays partenaires, s’évitant ainsi tout risque de poursuite. «Il est devenu tout à fait clair que la « restitution ordinaire » n’est rien d’autre que la délocalisation de la torture», estime le représentant démocrate Edward Markey, initiateur d’un projet de loi interdisant au Pentagone de financer des violations de la Convention des Nations unies contre la torture, ratifiée en 1994 par les Etats-Unis. Il a été soutenu par pratiquement tous les membres de la Chambre des représentants qui ont adopté mercredi cet amendement.
Importante symboliquement, cette modification légale pèse bien peu à côté des nombreux abus et violations commises ces dernières années par les Etats-Unis au nom de la lutte contre le terrorisme. Désireux de punir les instigateurs des attentats du 11 septembre, les soldats américains ont multiplié en Afghanistan et en Irak les arrestations arbitraires. Plus de 500 personnes sont actuellement détenues sur la base de Guantanamo, une zone de non-droit. Régulièrement, les autorités américaines renvoient certains d’entre vers leur pays d’origine. Trois Français ont ainsi quitté l’île au début du mois de mars. Parmi eux se trouvait Mustaq Ali Patel, un Français capturé en Afghanistan et détenu pendant trois ans et demi à Gantanamo. Aucune charge n’a été retenue contre cet homme qui a retrouvé sa liberté sur le sol français. A ces détentions illégales s’ajoutent les scandales des mauvais traitements qui ont éclaté en Irak, des soldats américains ayant été condamnés pour des tortures infligés aux prisonniers. Et selon le New York Times, des faits encore plus graves se déroulent dans des geôles tenus par des soldats américains dans ces deux pays. Au moins 26 prisonniers auraient été tués depuis 2002 en Irak et en Afghanistan. Des chiffres qui contribuent à aggraver le triste bilan des Etats-Unis en matière de respect des droits de l’Homme.
par Olivier Bras
Article publié le 17/03/2005 Dernière mise à jour le 17/03/2005 à 17:08 TU