Église catholique
Un conclave, beaucoup de «papabili»
(Photo: AFP)
Avant même l’enterrement de Jean-Paul II, le «parti polonais» a discrètement plié bagages. Les sœurs polonaises qui avaient vécu au service du pape, à quelques dizaines de mètres seulement des appartements pontificaux, au troisième étage du palais apostolique, ont regagné leur couvent. Mais ce n’est pas elles, toujours discrètes, que visent désormais les membres de la Curie qui n’ont jamais accepté que Jean-Paul II soit entouré d’une sorte de «rideau polonais»: des cardinaux, évêques ou monseigneurs parlant le plus souvent polonais, pour la plupart de vieux amis du pape défunt, mais aussi quelques «Polonais d’adoption», souvent de nationalité italienne, qui ont vite compris au lendemain de son élection en 1978 que le vent avait tourné.
À la tête de ce lobby dit «de velours», les deux Stanislaw: l’inamovible secrétaire du pape Stanislaw Dziwisz et son adjoint Stanislaw Rylko, que le pape n’a pas voulu –ou pu – nommer cardinaux, mais qui ont de facto dirigé la hiérarchie catholique depuis l’an 2000 en raison de la maladie du pape. Aujourd’hui, en tant qu’héritiers spirituels de Jean-Paul II, ils gèrent un héritage à la fois lourd et ambigu et font partie de ceux qui peuvent «aider» certains cardinaux –notamment ceux qui ne sont pas habitués aux moeurs de la Curie– à choisir le prochain pape. En fait, si le parti polonais n’existe plus, celui du pape défunt est loin d’avoir disparu. Mais il est profondément divisé.
On l’a vu, avant même la disparition du pape, lorsque son numéro deux, le cardinal (très conservateur) allemand Joseph Ratzinger, en véritable gardien de l’orthodoxie romaine, a prononcé un discours très virulent contre les «maux» de l’Église, «un bateau qui prend l’eau de tout côté». Au lendemain de la mort du pape, ce fut au tour d’un autre héritier autoproclamé, l’Italien Sodano, numéro trois de la Curie, de tenter de capter l’émotion provoquée par cette disparition, en proclamant que Jean-Paul II était un «grand pape», alors que quelques mois plus tôt il avait été le seul à oser évoquer une éventuelle démission du souverain pontife. Un geste qui avait sanctionné la rupture entre Ratzinger et Sodano, dans le camp des «woytiliens», et qui va sans doute conditionner l’issue du conclave qui démarre ce lundi. Car, les langues se sont vite déliées, en dépit de la tentative de Ratzinger d’imposer la loi du silence, dans la dizaine de jours qui a précédé le conclave.
«Les stades étaient pleins, mais les églises vides»
De nombreux cardinaux, à commencer par ceux qui ne pourront participer à l’élection du nouveau pape parce qu’ils sont âgés de plus de 80 ans, ont discrètement fait un premier inventaire de l’héritage du pape polonais. Et rappelé, certes, sa grande personnalité, son charisme, son énergie dans l’évangélisation de la planète entière ou sa capacité à déplacer des foules immenses, y compris pour son enterrement; mais pour ajouter aussitôt que le résultat de son pontificat n’est guère brillant. Selon l’un d’eux, avec le pape défunt «les stades étaient pleins, mais les églises vides.» Une façon très peu diplomatique de souligner que de plus en plus de catholiques s’éloignent de l’Église, non seulement en Europe, où ils sont nettement minoritaires, mais aussi en Amérique du Nord (à cause surtout du scandale des prêtres pédophiles) voire en Amérique latine, qui compte près de la moitié des catholiques de la planète, souvent au profit de nouvelles formes de religion. L’avenir du catholicisme serait-il entre les mains de l’Afrique et de l’Asie ?
Vue de Rome, cette crise se traduit aussi par une diminution constante du denier du culte, ce qui signifie que les finances du Vatican sont en mauvais état, en raison notamment des nombreux voyages du pape. Ses dettes s’élèveraient –selon certains– à près de 10 millions d’euros. De fait, seules les Églises d’Italie et d’Allemagne seraient aujourd’hui «riches», leurs fidèles pouvant soustraire de leurs impôts les sommes versées à l’église de leur choix, tandis que celle des États-Unis connaîtrait une période difficile, après avoir été obligée de dépenser plusieurs dizaines de millions de dollars pour mettre un terme à l’affaire des prêtres pédophiles.
Cela ne veut pas dire que l’Italie et l’Allemagne auront le droit de choisir le prochain pape, mais d’aucuns font remarquer qu’au lendemain de l’élection de Jean-Paul II, en 1978, la toute-puissante Opus Dei s’est retrouvée soudainement, en dépit de sa légendaire discrétion, aux premières loges du Vatican –via notamment son porte-parole très médiatique Navarro-Valls, membre éminent de l’Opus Dei et artisan incontestable des succès médiatiques du pape– après avoir «réglé» une autre grande affaire financière: celle du scandale de la banque du Vatican, le fameux IOR (Institut des œuvres religieuses) dirigé par Mgr Marcinkus. Au plus grand dam de leurs frères ennemis, les jésuites, en nette perte de vitesse depuis un quart de siècle.
Opus Dei ou Opus Mariae ?Ce mouvement ultra-conservateur créé en Espagne en 1928 par le prêtre (franquiste) Escrivà de Balaguer, canonisé récemment par le pape, et que certains n’hésitent pas à qualifier de «sainte mafia», s’est retrouvé au centre de toutes les intrigues –vraies ou supposées– qui ont précédé le conclave. Pour protéger son influence et imposer ses préférences quant au nom du prochain pape, l’Opus Dei a fait alliance avec un autre mouvement qualifié d’intégriste: Communion et Libération, créé à Milan (Italie) au début des années 70. Ensemble ils ont créé un front des néo-conservateurs dans le but évident de reprendre en main le destin des catholiques par une «révolution conservatrice» comparable à celle prônée par les évangélistes américains, au service d’une Église plus que jamais conquérante.
Tout indique que leurs candidats sont le Bavarois Ratzinger, doyen des cardinaux, et l’Italien Ruini, tous deux proches de l’Opus Dei, mais aussi Scola, patriarche de Venise et membre très influent de Communion et Libération, Bergoglio de Buenos Aires, George de Chicago ou Glemp de Varsovie. Leurs atouts sont importants, car ils contrôlent une grande partie de la Curie romaine et sont prêts à engager un vrai «nettoyage en profondeur» de la hiérarchie catholique. Selon plusieurs observateurs, ils disposeraient d’ores et déjà d’une cinquantaine de voix (sur 115). Toutefois, les récentes prises de position de Ratzinger ont visiblement irrité d’autres évêques ou cardinaux, pour la plupart qualifiés de réformistes voire demodérés, et vivant loin du Vatican et de la Curie papale.
Pour ces derniers, le manque de démocratie au sein de l’église, la non libéralisation de la morale sexuelle et le peu de place réservée aux femmes au sein de la hiérarchie catholique expliquent en grande partie la crise que traverse l’Église depuis des dizaines d’années. Ils reprochent à Jean-Paul II d’avoir été encore plus centralisateur que ses prédécesseurs, de n’avoir jamais tenu compte des avis des autres évêques de la planète, bref de n’avoir jamais cru à la «collégialité». Figurent parmi eux l’Italien Martini (jésuite), l’Allemand Lehman ainsi que le Belge Daneels. Paradoxalement ils ont été rejoints, dans leur mise en cause du caractère trop monarchique de la hiérarchie par des cardinaux qualifiés de conservateurs sur le plan idéologique ou moral, tels que l’Irlandais Connell ou le Syrien Daoud. Visiblement, les choses ne sont pas simples, dans les allées du Vatican.
De plus, l’entrée en scène du front des néo-conservateurs a aussitôt déclenché celle d’au moins deux autres mouvements catholiques, connus pour leur discrétion mais aussi pour leur (relative) proximité avec le pape défunt, même s’ils ont été souvent critiqués par certains prélats de la curie, en raison de leurs pratiques religieuses peu orthodoxes et, peut-être, parce qu’ils sont tous deux dirigés par des laïcs: la Communauté de Sant’Egidio, née à Rome au début des années 70, et très connue en Afrique en raison de ses initiatives diplomatiques en faveur de la paix, fondée par l’historien Andrea Riccardi ; et l’Opus Mariae (appelée également Focolarini), un mouvement de type charismatique né à Trente au lendemain de la deuxième guerre mondiale et basé actuellement en Toscane, créé par une femme, parfois qualifie de mystique: Chiara Lubich. Leurs papabili sont des prélats qui fréquentent très peu la curie romaine, plutôt réformateurs et proches –sinon originaires– d’Amérique latine voire d’Afrique ou d’Asie, mais surtout convaincus qu’il importe de replacer l’église au sein de la société réelle. On pense que l’ancien archevêque de Milan Martini (jésuite) pourrait être leur premier candidat officiel à la succession de Jean-Paul II, mais que leurs vrais papabili sont l’Italien Tettamanzi, le Brésilien Hummes, le Hondurien Maradiaga, l’Indien Dias voire le Camerounais Tumi.
Tous bien présents sur le continents de la planète, ces quatre mouvements se sont peu à peu imposés comme de véritables groupes de pressions, que le dernier pape a su utiliser dans sa tentative de doter d’un visage plus moderne une église en perte de vitesse, au détriment des deux grandes congrégations religieuses qui jusque là faisaient la pluie et le beau temps au sein de la hiérarchie: les jésuites et les dominicains. Mais cela ne s’est pas fait sans douleurs.
Les conciliabules et les intrigues qui ont précédé l’ouverture du conclave ont confirmé que celui-ci s’ouvre sans qu’un papabile puisse recueillir d’emblée les deux tiers des voix. On pourrait ainsi assister, lors des premiers scrutins, à une longue confrontation entre les porte-drapeaux des deux principaux courants qui traversent actuellement l’église: vraisemblablement Ratzinger et Martini, tous deux âgés de 78 ans. Ces derniers jours ils ont été l’objet d’étranges «rumeurs» lancées très probablement par le camp adverse. Ainsi, on a rappelé très opportunément que Ratzinger a été membre des jeunesses hitlériennes (alors qu’il n’était âgé que de douze ans) et que Martini est très malade (il serait atteint de la maladie de Parkinson). Une fois encore, le conclave a commencé bien avant que la chapelle Sixtine ne soit bouclée pour de bon.
Toutefois, on voit mal Ratzinger, et encore moins Martini, emporter facilement les suffrages de 77 cardinaux sur 115. Comme en 1978, il se peut alors qu’un des «grands électeurs» tente de surmonter l’impasse et suggère une toute autre candidature, nécessairement de compromis, parmi les nombreux cardinaux «modérés» – comme l’Autrichien Schonborn, l’Italien Antonelli, ou le Portugais Policarpo –sur lequel pourrait se reporter l’un ou l’autre des deux fronts.
par Elio Comarin
Article publié le 18/04/2005 Dernière mise à jour le 18/04/2005 à 14:55 TU