Attentats de Londres
Bruno Etienne : «Les régimes arabes sont la vraie cible»
(Photo : coe.int)
RFI : Quelle regard portez-vous sur les attentats de Londres ?
Bruno Etienne : Premièrement, ce sont apparemment des Pakistanais, ce qui confirme une de mes thèses. Ce sont des combattants suicidaires, ce qui est assez nouveau en Europe. Ce sont des gens qui sont installés là depuis longtemps. Et ça ne me paraît pas avoir de rapport direct avec le fait que la «perfide Albion» ait gagné les Jeux olympiques. Deuxièmement, on est face à une géopolitique stratégique qui n’a rien à voir avec les événements strictement européens. Contrairement à ce qu’affirment les médias et les hommes politiques, ce n’est pas une affaire européo-centriste. Il s’agit de quelque chose de beaucoup plus large et, malheureusement, beaucoup plus structurée, même si Al-Qaïda n’est pas nécessairement une structure structurante. L’ennemi numéro 1 de ce qu’on appelle improprement Al-Qaïda c’est la dynastie d’Arabie Saoudite. Il y a l’idée de «l’ennemi lointain» et de «l’ennemi proche». On attaque «l’ennemi proche» quand on peut. La presse n’en fait pas trop état, mais quand on lit les journaux arabes, on se rend compte que, actuellement, l’Arabie Saoudite fait l’objet d’attentats et d’une guérilla permanente. Mais on attaque aussi «l’ennemi lointain», c’est à dire les soutiens du régime abhorré.
Deuxième hypothèse, je ne suis pas absolument persuadé que ce soit lié à l’affaire d’Irak. D’autant plus que les Anglais se sont plutôt bien débrouillés en Irak, parce qu’ils connaissaient bien, que Sistani (l’ayatollah Ali Sistani, leader spirituel de la communauté chiite d’Irak) ayant mis de l’ordre dans les velléités des jeunes loups chiites du sud, on peut dire que l’Irak est relativement pacifié, bien qu’à la télévision on ne voit que le triangle sunnite et les attentats. Je dis bien «relativement» ! L’alliance curieuse entre les Britanniques, Sistani et les chiites au pouvoir a fait que lorsqu’il y a un attentat là-bas, il est commis par les Arabes et les sunnites. Donc je privilégie l’hypothèse géopolitique stratégique.
Revenons-en aux Pakistanais. Or «l’ennemi lointain» qui n’a pas encore été abordé et qui est le plus grand soutien actuellement de l’Arabie Saoudite, c’est la France. Chirac vient de recevoir le prince Fayçal et le prince Sultan qui tiennent le pouvoir et qui ne savent pas comment se débrouiller de l’islamisme. Et qu’est-ce que la France a promis ? Des avions, plus le système de protection «à l’israélienne» du royaume d’Arabie Saoudite.
D’autre part, depuis quelques temps on peut lire sur les sites «benladenistes» que la France est toujours présente en Afghanistan. Eh bien moi, je ne comprends pas pourquoi c’est l’Angleterre qui a été frappée la première et pas la France ! Je crois que les autorités françaises sont d’ailleurs très attentives, peut-être parce qu’elles disposent de services qui ont mieux pénétré les milieux islamistes, grâce au recrutement des «beurs» (immigrés de la deuxième génération) et parce qu’ils disposent d’une longue pratique. Mais je crois que là, c’est un avertissement sévère pour la France.
Pour en revenir à ce qui s’est passé en Afghanistan et au Pakistan, et à la géopolitique stratégique. Lors de la seconde guerre du Golfe, on nous a mal expliqué l’enjeu considérable que représente le Pakistan. Or, l’enjeu du limes, la frontière réelle entre le monde arabo-islamique et l’Asie, c’est le Pakistan qui en est la clé ! Et les Américains ont une peur panique que le Pakistan engage une guerre atomique avec l’Inde. Donc tous les régimes occidentaux flattent un pays qui est un pays fasciste !
RFI : Les attentats de Londres ont donc pour origine, selon vous, un vaste mouvement international dont l’épicentre se trouve au Pakistan ?
BE : Dont l’une des clés serait le Pakistan. Alors je n’ai pas dit non plus que le reste n’a rien à voir. Je dis : il faut faire des hiérarchies dans les causes fondamentales et les effets secondaires. Et si on fait la hiérarchie des causes, le problème est toujours le même : quel régime soutenons-nous ?
RFI : Qu’est-ce qui structure ce mouvement géostratégique sinon cette détestation partagée du régime saoudien ?
BE : Ben Laden et d’autres ont toujours été clairs là-dessus : si on se place du strict point de vue politique, l’Arabie Saoudite a trahi toutes les espérances depuis la première guerre du Golfe en raison du maintien de la présence américaine dans la région. Je rappelle brièvement la chronologie. Ils ont eu un attentat à la base de Dhahran : ils ne sont pas partis. Puis ils ont eu des attentats à Nairobi et Dar es Salaam : les ambassades ont sauté. Après il y a l’affaire du croiseur au Yémen. Et après, il y a eu le 11 septembre. Excusez-moi de parler de cohérence logique. Or nous savons que la quasi-totalité des véritables combattants d’Al-Qaïda en Afghanistan, peu nombreux, un bon millier de personnes, sont rentrés en Arabie Saoudite. Et ce sont eux qui mènent la guérilla actuellement. Une fois que l’on a pris toutes ces précautions, bien sûr que c’est l’Angleterre qui était visée, bien entendu que c’est la France qui est menacée.
RFI : Pour en revenir aux attentats justement : est-ce que l’identité des terroristes ne révèle pas un problème non pas d’immigration, puisque ce sont des Britanniques, mais d’intégration ?
BE : Pas du tout ! Ni l’un ni l’autre. Ce ne sont pas les islamistes néo-fascistes antisémites de la mosquée de Londres qui ont fait le coup. Moi je discute avec les islamistes et ils me disent : «Les attentats, ça me gêne». Je ne suis même pas sûr que la logistique provienne des mouvements islamistes qui ont pignon sur rue et que tous nos services connaissent parfaitement. Moi, je travaille sur les salafistes à Marseille, actuellement. Ce sont des «petits cons», je suis désolé. Par contre, on constate que les gens qui font les attentats sont des nantis cultivés et occidentalisés.
RFI : C’est à dire que les services anti-terroristes font fausse route lorsqu’ils désignent les classes populaires comme principales pourvoyeuses de djihadistes ?
BE : Bien sûr.
RFI : Vous écartez donc définitivement la thèse sociologique ?
BE : C’est pas les pauvres ! La pauvreté n’est pas la clé.
RFI : Alors qu’est-ce qui peut motiver un groupe de Britanniques à commettre de tels attentats ?
BE : La variable religieuse existe, mais elle n’est pas principale. La variable principale, c’est l’échec complet de toutes les théories du développement dans les pays arabes avec la rente pétrolière. Avec la montée des prix du pétrole, la rente pétrolière pour l’Algérie cette année s’élève à 100 milliards de dollars.
RFI : Le moteur des attentats, c’est l’injustice ?
BE : C’est l’injustice hallucinante. Les gens qui ont fait des études ne peuvent plus supporter cette situation. Donc, l’ennemi numéro 1 de tous ces gens-là ce sont les régimes politiques arabes pourris et l’ennemi secondaire, ce sont les régimes occidentaux qui ne parlent que des droits de l’Homme et qui soutiennent ces régimes pourris.
RFI : Vous soulignez cet échec, mais en vis-à-vis, n’y a-t-il pas un échec des modèles d’intégration ?
BE : Cela vient en superposition, mais pas comme variable numéro 1. Ce qui frappe beaucoup, c’est la présence des nantis culturels, ceux qui ont réussi, qui passent à l’idéologie tiers-mondiste, internationaliste.
RFI : Pensez-vous que ce mouvement idéologique a de bonnes chances de continuer à prospérer ?
BE : Un indicateur : j’ai des étudiants hyper-brillants, dont beaucoup de «beurs» de la deuxième et troisième génération. On a même des gens dont les arrières-grands-parents sont venus pendant la guerre de 14. J’ai l’exemple d’une jeune fille : pour ne pas basculer dans l’islamisme, elle s’en va. Elle n’en peut plus. Elle dit qu’elle en a assez d’être «taclée», constamment sollicitée comme «Arabe», alors qu’elle est Française et ne va pas changer le nom de son père. Vous avez aujourd’hui un clivage extraordinaire entre ceux qui ne se reconnaissent ni dans Dalil Boubakeur (recteur de la mosquée de Paris), ni dans les salafistes, ni dans le Parti socialiste, qui les a laissé tomber, ceux qui considèrent que l’ascension sociale par l’école ne fonctionne plus. Où vont-ils ? Ils vont au Canada, ils émigrent. Comme certains de nos enfants qui n’ont plus de travail, d’ailleurs.
par Propos recueillis par Georges Abou
Article publié le 13/07/2005 Dernière mise à jour le 13/07/2005 à 18:41 TU