Transports
Privatisation sans bruit des autoroutes françaises
Photothèque ASF
Eiffage est l’un des trois groupes français de bâtiment et de travaux publics candidats à l’achat des autoroutes de l’Hexagone. Peu de temps avant le lancement officiel de ces privatisations par le gouvernement, le groupe Eiffage a acquis à la bourse environ 4% d’actions du capital d’APRR (Autoroutes Paris-Rhin-Rhône). Et c’est justement cette société d’autoroutes qu’Eiffage convoite. Cette prise de participation, alors que la vente des parts de l’Etat était déjà dans l’air, s’est faite dans la discrétion. Elle n’a pas atteint le seuil de 5% au delà duquel tout acquéreur doit informer officiellement l’AMF, l’Autorité des marchés financiers.
L’Etat très présent dans ces sociétés
La société des Autoroutes Paris-Rhin-Rhône fait un chiffre d’affaires annuel de 1,51 milliard d’euros. En 2004, son bénéfice a été de 148 millions d’euros. Le réseau d’APRR s’étend sur 2 260 kilomètres. La société emploie 4 495 salariés. La part de l’Etat dans le capital d’APPR est de 70%. Eiffage est candidat au rachat. On ne sait pas encore si cette société sera la seule sur les rangs. Ce qui est sûr, c’est que les grandes sociétés de BTP françaises se sont d’avance «partagé le gâteau» :
- Eiffage, qui a fait bouger le capital de la société d’autoroutes qui l’intéresse, APRR, avant le lancement de l’appel d’offre du gouvernement (part de l’Etat : 70%).
- Autoroutes Sud de la France (ASF) reviendrait au groupe Vinci. Il possède déjà 23% de cette société, la part de l’Etat français étant de 50,3%.
- Bouygues prendrait Sanef, société des autoroutes du Nord et de l’Est de la France dont l’Etat est actionnaire à 74%.
Les candidats ont jusqu’au 22 août pour remettre leurs offres aux ministères de l’Economie et des Transports. Après arbitrage, les choix devraient être annoncés à l’automne. Le gouvernement a décidé de privatiser les trois sociétés en même temps et de vendre la totalité de ses participations. Le but de ces privatisations, c’est de faire rentrer 11 ou 12 milliards d’euros dans les caisses de l’Etat pour diminuer le déficit et se rapprocher du niveau de 3% du Produit intérieur brut, référence pour le budget de tous les pays membres de l’Union européenne.
A quoi va servir cet argent
La destination de ce pactole au seul déficit des finances françaises suscite une opposition car au départ, cet argent était destiné à financer des grands travaux sur le territoire français comme de nouvelles lignes de TGV, pourvoyeuses d’emplois et de croissance. Devant les critiques sur l’utilisation de ces fonds, qui, selon certains analystes, serviraient à solder une partie du passé mais pas à préparer l’avenir, Dominique de Villepin devra arbitrer.
En dehors des considérations sur le meilleur usage à faire de ces recettes inattendues, des voix s’élèvent pour critiquer la mise en vente de ce patrimoine, notamment celle de François Bayrou. Le président de l’UDF rappelle que les autoroutes françaises ont été payées par les usagers. «Lorsqu’elles ont été créées, on affirmait même qu’une fois amorties, elles deviendraient gratuites, comme elles le sont pour l’essentiel aux Etats-Unis, en Allemagne. En tout cas elles sont le seul bien de l’Etat susceptible de lui rapporter dès aujourd’hui des sommes importantes, et dans un avenir assez proche, une fois les emprunts remboursés, des sommes assez considérables. Le gouvernement Raffarin avait décidé de ne pas les privatiser et au contraire de financer, avec le produit des péages, les grands investissements dont la France a besoin». Le président de l’UDF fait également remarquer que si les recettes de ces privatisations sont affectées à la réduction de la dette, «ce serait une goutte d’eau».
«Privatiser l’impôt»
Bercy se défend en expliquant que la privatisation des autoroutes françaises correspond à un changement de stratégie réalisé par l’Espagne ou l’Italie. De plus, il existe déjà une société d’autoroutes complètement privée, Cofiroute. Elle est détenue par les trois candidats au rachat des trois sociétés dans lesquelles l’Etat a des parts de capital importantes. Cofiroute, privée, gère sans problème près de mille kilomètres de voies. Cet optimisme est tempéré par un professionnel qui déclarait il y a quelques semaines : «Parmi toutes les privatisations, le vrai scandale, c’est les société autoroutières parce que cela revient tout simplement à privatiser l’impôt». Autre commentaire d’un haut fonctionnaire : «Payer aujourd’hui 11 milliards d’euros pour mettre la main sur ce patrimoine, c’est vraiment pas cher».
Les grandes sociétés acheteuses ne font pas mystère de leur volonté, à travers ces acquisitions, de changer d’échelle pour se lancer à la conquête des autoroutes étrangères. Les péages payées sur les autoroutes nationales pourraient donc servir à financer des acquisitions privées en Europe, sans aucun bénéfice pour les usagers français, qu’il s’agisse aussi bien de l’extension du réseau national que de son entretien ou de sa modernisation.
Quel contrôle de l’Etat
«Il existe de véritables synergies entre les sociétés qui exploitent les autoroutes, celles qui les entretiennent, et celles qui les construisent», indiquait un analyste financier à l’annonce de ces privatisations. Le ministère des Finances reconnaît cependant qu’il n’est pas sûr d’avoir un droit de regard sur les comptes de ces futures sociétés, de quelles manière seront justifiées les augmentations de prix des péages, et également la mise en place de réels appels d’offres pour construire de nouveaux segments autoroutiers. Les trois grands pourraient avoir la tentation de s’entendre entre eux pour se partager ces chantiers, au détriment des grandes PME de travaux publics.
Le gouvernement a cependant prévu des garde-fou. Les acquéreurs s’engageront à ne pas revendre avant deux ans. Un cahier des charges fixera les obligations des nouveaux propriétaires pour encadrer le montant des péages ainsi que l’entretien, la sécurité, et la qualité des services proposés. Un représentant de l’Etat sera nommé dans chaque nouvelle société. Difficile de savoir si ces précautions seront suffisantes alors que les trois grands français du bâtiment se retrouveront de fait en situation de monopole. Le ministère des Transports a déjà une expérience, la privatisation d’une partie des Autoroutes du Sud de la France (ASF) en 2002. «L’Etat a dû renforcer certains critères au niveau de l’exploitation et de la qualité des services avec la mise en œuvre de pénalités en cas de retard sur les travaux», explique-t-on au ministère.
Des sociétés étrangères sur les rangs
Les groupes français intéressés par les sociétés d’autoroutes mettent en avant la logique de ces rapprochements. Les autoroutes sont de plus en plus équipées de systèmes de guidage, de surveillance, pour éviter les bouchons et réguler le trafic. La gestion de ces voies de circulation à l’échelle du pays par des sociétés déjà engagées dans la téléphonie mobile et les hautes technologies tombe sous le sens.
Si les trois grands français du bâtiment sont candidats au rachat des trois grandes sociétés d’autoroutes où l’Etat français possède d’importantes parts de capital, il n’est pas exclu, étant donné le système choisi de l’appel d’offres, que des société étrangères soient sur les rangs, notamment espagnoles. Six sociétés espagnoles font partie des dix premières entreprises mondiales de concessions d’entreprises de transports. Ferrovial, notamment, dont la filiale Cintra gère une quinzaine d’autoroutes en Europe, pourrait être sur les rangs.
L’usager de l’autoroute n’est en tout cas pas sollicité par l’Etat pour devenir actionnaire de l’une des trois sociétés mises en vente. Le ministère des Finances préfère que les Français «se réservent» pour la mise sur le marché des actions d’EDF dont une partie du capital sera vendu en bourse à l’automne. Les petits actionnaires auraient pourtant été intéressés par ces nouvelles actions des sociétés d’autoroutes qui se portent plutôt bien en bourse.
par Colette Thomas
Article publié le 27/07/2005 Dernière mise à jour le 27/07/2005 à 17:00 TU