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Congo-Brazzaville

Un procès qui n’établit pas les faits

Procès du Beach: vue générale du tribunal.(Photo: AFP)
Procès du Beach: vue générale du tribunal.
(Photo: AFP)

Pour qualifier le sort des réfugiés congolais disparus à leur retour au pays, en mai 1999, dans le port fluvial de Brazzaville (le Beach), le procureur Robert Armand Bemba a retenu l’accusation de crimes contre l’humanité. Il a aussi requis des peines de 5 à 10 ans de travaux forcés contre sept des quinze accusés, des officiers supérieurs en activité pour la plupart. Mais pour motiver ces sanctions le procureur invoque des «négligences et des omissions», une responsabilité «passive» qui permet de balayer les accusations de «plan concerté» concocté au sommet de l’Etat. Quant à l’instruction, elle n’a donné lieu à aucun déplacement sur les lieux décrits par les survivants et les témoins. Les différentes listes de disparus n’ont pas été comparées et les auditions de l’accusation expédiées. Bref, les faits n’ont pas été établis et, quel que soit le verdict, «sans vérité, il n’y a pas de justice», déplore Me Patrick Baudoin, avocat des parties civiles.


Depuis le 20 juillet, quinze accusés ont répondu libres des chefs d’accusations gravissimes retenus par la Cour criminelle de Brazzaville, où certains se sont rendus en limousine avec force gardes du corps. Au banc des accusés, des piliers du régime Sassou Nguesso, comme le général Adoua (10 ans de travaux forcés requis par le procureur) qui commande la garde présidentielle, le patron des renseignements, le colonel Marcel Ntsourou (neuf ans) ou le patron de la Sécurité intérieure, le général Jean-François Ndenguet (sept ans avec sursis), côtoyaient des sous-fifres comme le sergent de police Vital Bakana ou le civil Yvon Bantsiri. Pour leur part, les familles des victimes ne croient pas du tout que le général-président Sassou Nguesso lui-même ait la capacité politique et militaire, sinon la volonté, d’envoyer un général Adoua, par exemple, purger une quelconque peine de prison. Sursis ou amnistie, ils se déclarent indifférents à la question, tant que la vérité des faits n’est pas établie, disent-ils.

Huit des accusés ont été purement et simplement relaxés, faute de preuves, ou déclarés sans «aucune responsabilité pénale». C’est le cas par exemple du général Norbert Dabira, inspecteur général des armées, maître d’œuvre des milices Cobra du général Sassou Nguesso qu’il a entraîné, malgré lui, dans un feuilleton judiciaire français lancé en 2001 par deux survivants réfugiés en France, où Dabira dispose d’une résidence. L’affaire s’est muée en exercice de haute voltige politico-diplomatique. La procédure judiciaire a été suspendue en novembre 2004. Défenseurs des victimes, la Fédération internationale des droits de l’Homme (FIDH) et l’Observatoire congolais des droits de l’Homme (OCDH) se sont pourvus en cassation. La Cour française doit rendre sa décision d’ici fin 2005-début 2006. Entre temps, le procès de Brazzaville pourrait permettre aux accusés de faire valoir, par exemple, que l’on ne peut pas juger deux fois les mêmes personnes pour les mêmes faits. Reste qu’à Brazzaville, des personnalités ont été citées à comparaître et certaines condamnées, le procureur ayant entériné dans son réquisitoire la réalité des disparitions.

«La disparition des personnes qui rentraient de RDC [le Congo-Kinshasa] est un fait vécu, comme en témoignent les différentes dépositions des parties civiles devant la Cour», a déclaré le procureur Bemba, en préambule de son réquisitoire. Dénonçant un «complot médiatico-médiatique», l’un des avocats français des accusés Adoua, Ndenguet et Dabira, Me François Saint-Pierre a donc reconnu des «drames et exactions», des «bavures», affirmant que «aucun plan n’a été mis au point, aucun ordre n’a été donné». De fait, faute d’instruction appropriée, la nature exacte et l’ampleur des faits n’ont pas été démontrées. Mais jusqu’à l’ouverture d’une procédure en France, Brazzaville se contentait d’en nier l’existence.

Une instruction bâclée, selon les parties civiles

Les victimes ont disparu à l’occasion d’un rapatriement encouragé par le président Sassou Nguesso en personne et organisé dans le cadre d’un arrangement tripartite entre le Congo, la RDC et le Haut commissariat aux réfugiés des Nations unies (HCR). Ce dernier est absent du procès où ses listes de réfugiés auraient pu être utiles, même si la protection qu’il était censé leur assurer s’est arrêtée au Beach de Brazzaville où attendaient les bourreaux, ou plutôt, les services chargés du tri. Reste que, selon les plaignants, de Kinshasa, où le HCR les avaient rassemblés, jusqu’à Brazzaville, de l’autre côté du fleuve Congo, «les réfugiés ont été convoyés dans les bateaux par des officiers en civil de la Direction centrale des renseignements militaires », la DCRM.

Au Beach, accusent les 70 parties civiles, «les réfugiés étaient éparpillés dans plusieurs sites où certains d’entre eux ont été exécutés», en particulier à proximité du siège de la Garde républicaine commandée par le général Adoua, dans l’enceinte du palais présidentiel, et aux abords de la direction des renseignements militaires répondant au général Ntsourou. Le procureur a requis sept ans ferme de travaux forcés contre le commissaire de police chargé du Beach, à l’époque des faits, le colonel Jean-Aive Allakoua. Mais la Cour a refusé de se rendre dans les sites d’exécution présumés. Elle a aussi limité à une poignée de témoignages l’audition des plaignants, écourtant, par exemple, le témoignage d’une femme qui affirme que son mari a été tué dans les locaux de la DCRM. La FIDH relève que «logiquement, dans une affaire aussi grave, le parquet général doit apporter la preuve. Il en a les moyens. Or il s’est comporté de façon neutre», renvoyant la charge de la preuve aux victimes.

La présence de gardes armés dans la salle d’audience était plutôt dissuasive pour les familles des victimes, qui comptaient en revanche sur la présence des caméras et des micros pour faire connaître la vérité à leurs compatriotes. «Il faut un courage fou pour dénoncer à visage découvert un Adoua, un Ndenguet ! », lance le colonel à la retraite Marcel Touanga, président du Comité des familles des disparus. Avec Sassou Nguesso, dit-il «nous ne sommes pas des amis, mais nous étions des camarades. J’ai été membre du Comité central [du Parti congolais du travail, l’ancien parti unique]. Et pourtant ça m’est arrivé». Il raconte comment, le 8 mai 1999, à 16 heures, il a vu pour la dernière fois son fils Narcisse (28 ans, gendarme) gardé à l’écart, après la fouille des rapatriés rangés sur trois files (hommes, femmes, malades) à leur descente du bateau. «Je comptais sur ma position. Je l’ai embrassé. Je lui ai promis de le tirer de là», dit l’ancien colonel avant de faire le récit de ses longues et vaines tentatives dans la chaîne de commandement, jusqu’au charnier où il affirme avoir «tenu de [ses] mains» des corps plus ou moins décomposés, à la recherche d’un bras marqué de cicatrices comme celui de son fils.

Aujourd’hui, l’ancien colonel Touanga est réfugié en France. Son fils, Narcisse Touanga est le dernier inscrit sur la liste alphabétique des 80 disparitions forcées validées par le Groupe de travail ad hoc du Haut commissariat aux droits de l’Homme des Nations unies. Dans une lettre datée du 26 juillet dernier, le président du Groupe de travail sur les disparitions forcées annonce qu’il a demandé au gouvernement congolais des «enquêtes appropriées pour élucider le sort et l’endroit où se trouvent les personnes portées disparues» dont les noms figurent sur sa liste. C’est une bonne nouvelle pour les défenseurs des familles des disparus qui, avec Me Patrick Baudoin, assurent que les autorités congolaises «se trompent si elles croient avoir effacé les disparitions» avec le procès de Brazzaville. 


par Monique  Mas

Article publié le 12/08/2005 Dernière mise à jour le 12/08/2005 à 18:24 TU