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Turquie-Union européenne

Tractations et arrière-pensées, jusqu’au bout

Les drapeaux de la Turquie et de l'Union européenne à l'entrée du grand bazar d'Istanbul qui porte les armes des sultans Ottomans.(Photo : AFP)
Les drapeaux de la Turquie et de l'Union européenne à l'entrée du grand bazar d'Istanbul qui porte les armes des sultans Ottomans.
(Photo : AFP)
Avec l’ouverture prévue ce 3 octobre à Luxembourg des négociations d’adhésion de la Turquie à l’Union européenne (UE), les deux partenaires vont s’engager dans une course de fond sans préjuger de l’issue de l’épreuve, tant en terme de durée qu’en terme de succès. Les plus optimistes estiment que le marathon s’étendra sur dix ans, tandis que d’autres tablent sur quinze. Quant à la finalité de l’exercice, les Européens sont partagés : alors qu’un certain nombre de pays affichent clairement leur volonté d’intégrer Ankara dans la communauté, d’autres envisagent de ramener le processus à une simple formule de «partenariat privilégié». Le différend s’est mué en polémique au cours de ces dernières semaines. Mais, derrière les principes se cachent des arrière-pensées diplomatiques d’une toute autre nature qui entament la confiance réciproque et fragilisent le processus en cours.

La dernière ligne droite aura été laborieuse. Mais à l’ouverture des travaux, le mandat des négociations ne devrait rien évoquer d’autre que l’adhésion, pleine et entière. La guerre des nerfs conduite par l’Autriche sur la question de l’introduction du concept de «partenariat privilégié» dans le texte des négociations ne devrait pas dépasser le stade de l’ultime pression et Vienne ne devrait pas prendre le risque de faire courir une nouvelle crise majeure à l’Union, après le rejet du traité constitutionnel et l’échec du budget.

Ce qui est massivement apparu au cours de ces derniers jours, c’est que l’Autriche s’est servie du dossier turc pour faire avancer celui de son poulain croate, sur lequel on attend incessamment un avis du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie pour décider de l’ouverture de négociations d’adhésion. Une forme de chantage qui a tenu toute la communauté internationale en haleine et dont les dommages collatéraux n’ont pas encore donné toute leur mesure.

L’offensive pro-croate et anti-turque menée par Vienne a trouvé de quoi se nourrir dans le débat qui déchire depuis quelques mois certains pays tel que l’Allemagne, la France, les Pays-Bas, et d’autres, soutenus par nombre de partis conservateurs ouest-européens, eux-mêmes parfois profondément divisés (en France notamment où le débat embarrasse le chef de l’Etat qui affronte son propre parti, conduit par un ministre de l’Intérieur qui affiche des ambitions présidentielles !). Mais instrumentaliser la Turquie à des fins de politique intérieure est une chose ; faire capoter le processus en est une autre et aucun autre des 24 pays n’en a pris le risque. Car accéder à la requête autrichienne, c’est prendre le risque grave d’un clash diplomatique majeur avec Ankara, déjà passablement irrité des tergiversations des 25 autour d’une candidature préparée de très longue date : l’accord d’association entre la Communauté et la Turquie remonte à 1963 et, depuis cette date, l’histoire des deux partenaires n’a cessé de s’enrichir de documents contractuels les engageant vers une coopération toujours plus soutenue. Tant et si bien que, même en cas d’échec, l’UE devra s’assurer que «la Turquie sera pleinement ancrée dans les structures européennes par le lien le plus fort», selon le document de la Commission européenne.

Opinions publiques ballottées

Il soufflait en effet depuis quelques mois sur ces négociations d’adhésion des vents contradictoires, alimentés par les intérêts divergents d’une classe politique européenne tiraillée entre ses responsabilités communautaires et son souci de ménager des opinions publiques ballottées au gré des calendriers électoraux et des enjeux nationaux. Il règne sur ce dossier une confusion propice aux amalgames et qui favorise les crispations nationale, géographique, identitaire, religieuse, ethnique, etc. Avec la caricature du «plombier polonais», prédateur d’emplois désigné lors de la campagne référendaire du printemps dernier en France, le dossier d’Ankara a lui aussi pollué le débat et le Turc est aujourd’hui un élément central des polémiques nationales, incarnation idéale de l’étranger lointain, par essence inassimilable.

La vivacité du débat qui a eu lieu mercredi dernier au Parlement européen est à cet égard révélateur des profondes divergences au sein de l’assemblée et du décalage schizophrénique entre la position des Etats et celle de leurs peuples. Prenant acte de l’ouverture des négociations, lundi, les députés de l’Union ont accompagné leur vote de conditions suspensives, non pas à l’ouverture des négociations, mais à leur poursuite. Plusieurs dossiers sont visés. Tout d’abord celui de la mise en œuvre de l’extension, à Chypre, de l’union douanière conclue entre la Turquie et l’Union européenne, dont les députés ont reporté le vote.

Dans ce document, formellement conclu le 29 juillet mais toujours en souffrance, Ankara souligne que sa signature ne vaut pas reconnaissance de Nicosie. Pour les députés européens, la question du génocide des Arméniens perpétré lors des années 1915-1916 devient également un préalable à l’entrée de la Turquie dans l’UE. A ce stade de la consultation, les décisions du parlement n’ont pas de valeur contraignante, mais elle constitue un avertissement dans la perspective de l’indispensable approbation finale des députés, à l’issue des négociations. Irrité, le porte-parole du ministère turc des Affaires étrangères a vivement réagi en fin de semaine, laissant planer le doute sur la présence de son patron à l’inauguration des travaux, lundi, si le cadre adopté ne lui paraissait pas conforme aux attentes d’Ankara.

Forcing britannique

De tous les pays de l’Union, la Grèce symbolise le mieux cette ambivalence entre intégration et antagonisme, ambivalence dont le dossier chypriote est d’ailleurs l’un des avatars. Athènes est en effet dans une situation paradoxale, avec une division très nette entre la classe politique (toutes tendances confondues) et l’opinion publique. Tandis que la première plaide pour l’intégration d’une Turquie dont le processus d’européanisation écartera le spectre des antagonismes ancestraux, propices à de dangereux dérapages, la seconde demeure rétive (à 78%) à l’idée de partager un destin commun avec l’ennemi héréditaire.

Londres a fait de ce dossier l’axe prioritaire de sa présidence européenne. Jusqu’à l’échéance de ce lundi, la diplomatie britannique aura travailler pour assurer Ankara de la bonne foi de l’Union, malgré ses dérapages. La présidence britannique a fait profil bas sur la nécessité de relancer le processus constitutionnel ; Tony Blair aura géré au mieux les conséquences de l’échec de l’adoption du budget communautaire (2007-2013), mais son administration aura manifesté une détermination sans faille sur le dossier de l’adhésion de la Turquie, le portant littéralement à bout de bras jusqu’à la table des négociations, conformément aux engagements de l’Union, et en dépit du climat. Le ministre britannique des Affaires étrangères a rappelé le caractère prioritaire de cette affaire pour son gouvernement lors du congrès du Parti travailliste, mercredi dernier. Selon Jack Straw, «ce serait maintenant une énorme trahison des espoirs et des attentes du peuple turc et du programme de réformes du Premier ministre (turc) si à ce moment crucial nous tournions le dos à la Turquie». Vendredi, son collègue des Affaires européenne, Douglas Alexander, déclarait sur la BBC que la Turquie «est d’une énorme importance stratégique pour l’Union européenne».

Reste que la vivacité du débat et la valeur des arguments développés n’ont pas été sans conséquences en Turquie. Le pays peut aujourd’hui compter sur ses propres irréductibles pour tenter de saboter le processus. Etouffés hier par l’europhilie de l’immense majorité de leurs concitoyens, aujourd’hui ces irréductibles relèvent la tête, encouragés par les coups portés de l’extérieur à la dignité, à l’histoire, à la nation. Il existe effectivement au sein de la nation turque des milieux conservateurs ou des mouvements radicaux suffisamment structurés et réticents à l’égard du projet pour tenter de le faire capoter. Et c’est désormais beaucoup plus facile lorsqu’on n’est pas forcément les bienvenus dans la nouvelle communauté. Au cours de ces dernières années, la société turque a connu un brusque processus d’accélération des réformes et ses militaires et ses milieux nationalistes, jusqu’alors dominants sur la scène politique, ont du consentir à abandonner progressivement leur mainmise sur l’appareil d’Etat. Même l’extrême gauche turque anti-nationaliste rejoint les fractions les plus réactionnaires. Quant aux éléments les plus durs de la guérilla kurde, on s’interroge sur leur stratégie de radicalisation observée ces derniers mois.

«Briser le cercle vicieux»

Dans l’hypothèse vraisemblable que l’Union européenne tienne sa parole, et entame les discussions, le cadre des négociations d’adhésion de la Turquie compte 35 chapitres dont les contenus ne sont pas négociables. Chacun sera ouvert puis refermé par un vote à l’unanimité des Etats membres. Le vote final d’adhésion devra également recueillir l’unanimité. Les 35 chapitres examinés viseront à l’application par Ankara des législations communautaires et le rythme des adoptions dépendra de la capacité des autorités turques à les introduire dans le droit et les règlements nationaux. Ankara a droit à un traitement singulier, plus sévère qu’aucun autre pays candidat n’a eu à affronter : «en cas de violation sérieuse et persistante de la Turquie des principes de liberté, de démocratie, de respect des droits de l’Homme et des libertés fondamentales (…), les négociations d’adhésion pourront être suspendues», stipule le texte qui précise que l’échéance la plus proche pour aboutir ne pourra avoir lieu avant l’adoption du budget de l’Union pour l’exercice 2014-2020.

Depuis plus de quarante ans, tous les acteurs européens ont donc eu l’occasion de s’exprimer sur la question et ces derniers mois, avec la proximité de l’échéance, les débats ont été particulièrement animés. Lundi, le conseil des ministres des Affaires étrangères à qui revient la décision, tranchera sans doute en faveur de l’ouverture des discussions. Le commissaire européen à l’Intégration Olli Rehn déclare qu’il veut «briser le cercle vicieux» dans lequel évolue actuellement les relations entre l’Union et la Turquie. Il estime que l’ouverture des négociations «créer(a) un cercle plus vertueux, qui implique une perspective crédible d’adhésion, laquelle aidera alors les forces politiques qui veulent des réformes significatives en Turquie. Ce qui améliorera enfin la crédibilité des efforts euro-turcs au sein de l’opinion publique».


par Georges  Abou

Article publié le 03/10/2005 Dernière mise à jour le 03/10/2005 à 10:38 TU

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Louis Michel

Commissaire européen, ancien ministre belge des Affaires étrangères

«Il est dans l'intérêt de l'Union européenne de maintenir la perspective d'adhésion de la Turquie. La Turquie est un marché de 80 millions de personnes. »

Quentin Dickinson

Journaliste à RFI

«Si dans la journée aucun aucun accord à 25 ne devait se dégager, l'irritation de la partie turque serait à la mesure de l'impuissance de l'Union à s'exprimer d'une seule voix.»

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