Turquie
L’Union malgré le désamour ?
(Photo : Jérôme Bastion/RFI)
De notre correspondant à Ankara
Ira, ira pas ? La délégation turque laissait toujours planer le doute, ce week-end, sur son envol pour assister à la réunion, lundi à Luxembourg, clôturant la réunion des ministres des Affaires étrangères de l’Union, réunion qui doit définir le cadre des négociations d’adhésion avec la Turquie. «L’avion attendra jusqu’au dernier moment» avant d’emmener le Premier ministre Tayyip Erdogan et le ministre des Affaires étrangères Abdullah Gül recevoir leur «invitation» à ouvrir ces discussions lundi, comme décidé par le sommet européen de Bruxelles en décembre dernier. En effet, «il n’est pas question» pour eux de se voir octroyer un mandat de négociation réduit, comme le propose l’Autriche, écartant la possibilité à terme d’une adhésion pleine et entière et proposant comme alternative un statut de partenariat privilégié. Avant de faire le déplacement, ils veulent être sûrs que le cadre des discussions sera conforme aux promesses européennes, qu’ils n’obtiendront pas un ticket d’entrée «au rabais». «Je n’irai pas (à Luxembourg) sans avoir lu le texte», prévient le chef de la diplomatie.
Les deux hommes soufflent donc le chaud et le froid sur le rendez-vous de lundi. «Il se peut que les discussions débutent, comme il se peut qu’elles ne débutent pas», déclarait M. Gül jeudi soir. «Je pense que les discussions vont commencer», estimait de son côté le chef du gouvernement Tayyip Erdogan. Mais il prévient tout de même que si l’Europe «n’est pas honnête, la réponse d’Ankara sera très différente» que par le passé, sous-entendant que la Turquie pourrait cette fois tourner le dos à l’Europe plutôt que de se plier une nouvelle fois aux atermoiements de ses partenaires européens ou à un possible ajournement. Réuni en conclave dans une station thermale proche de la capitale, le parti de gouvernement se prononcera dimanche pour une décision «très difficile» sur la feuille de route proposée pour ces discussions, écrit samedi l’éditorialiste de Radikal Gündüz Aktan. Car «positive ou négative, cette décision entraînera des inconvénients et de sérieuses critiques pour le gouvernement», explique-t-il.
Les Européens poseraient sans cesse de nouvelles conditions
De fait, les critiques fleurissent déjà depuis longtemps dans la population turque, lassée de ce parcours d’obstacles auquel ressemble de plus en plus le long processus d’adhésion. «Je crois que le gouvernement ferait mieux de renoncer maintenant au projet européen, la Turquie se ridiculise à tant insister alors que l’Europe ne veut pas de nous», explique Meryem, employée de banque. «L’adhésion ne se réalisera jamais parce que l’Union, qui est un club de pays chrétiens, ne veut pas d’un pays musulman, c’est pourquoi on met sur notre route toujours plus d’obstacles», renchérit Kenan, fonctionnaire. Souvent d’ailleurs revient l’idée que les Européens posent de nouvelles conditions pour faire renoncer la Turquie d’elle-même, pour la décourager sans avoir à lui dire qu’on ne veut pas d’elle. Et de plus en plus fréquemment on suggère même que l’Union, «mal partie» depuis que la France et la Hollande ont rejeté par référendum le traité constitutionnel, pourrait ne plus intéresser la Turquie dans quelques années, une fois ses institutions mises à niveau au fil des discussions techniques censées la mener à l’adhésion.
Les manifestations d’hostilité à l’Europe ou au gouvernement turc se sont multipliées ces derniers temps, notamment à l’évocation des questions soulevées par les Européens: la reconnaissance du génocide arménien de 1915, la reconnaissance de la République de Chypre (sans solution au problème de la division de l’île), la reconnaissance des droits des minorités kurde, orthodoxe et alévie. Ces questions réveillent dans les franges nationalistes de la population un vieux fantasme, celui de la partition planifiée du pays par les Européens, rééditant le traité de Sèvres de 1920 qui prévoyait le démembrement de l’empire Ottoman, avant que Mustafa Kemal ne lance la guerre de Libération et ne fonde une république souveraine en 1923. «Nous ne voulons pas de l’Union européenne!», clamait dimanche dernier l’avocat Kemal Kerinçsiz, devant l’Université Bilgi d’Istanbul qui accueillait une conférence sur la question arménienne. «Nous ne voulons pas de l’Union douanière non plus, nous voulons retrouver Notre liberté et nous allier avec nos voisins dans une région qui est la place naturelle de la Turquie: Moyen-Orient, Caucase, Russie, Iran et Républiques turcophones d’Asie centrale», vociférait-il, furieux de n’avoir pu empêcher la tenue de cette réunion. Ses partisans n’étaient pourtant qu’une centaine à jeter des oeufs sur les participants de ce colloque tout-à-fait inédit, plusieurs fois ajourné avant d’être appuyé par le gouvernement.
Un sondage d’opinion publié samedi dans la presse turque montre pourtant que l’opinion publique reste déterminée dans son choix de devenir européenne, malgré un effritement de son optimisme. Sur les 1834 personnes interrogées, 70% disent toujours vouloir entrer dans l’Europe, même si c’est 10% de moins qu’il y a un an, un recul comparable à celui observé dans les réponses à la question «faut-il entrer dans l’Europe?»: 57,4% de «oui» contre 67,5% l’an dernier. Et dans le même temps, les Turcs montrent ouvertement leur déception à l’égard de l’Union européenne: ils sont seulement 61,4% à ne plus faire confiance aux Européens, 21,7% d’entre eux n’ayant pas d’opinion. Une cote de popularité qui risque de chuter brutalement si le lundi 3 octobre ne concrétisait pas l’aboutissement de 40 ans de tentative d’ancrage de la Turquie à l’Union.
par Jérôme Bastion
Article publié le 02/10/2005 Dernière mise à jour le 02/10/2005 à 10:57 TU