Justice internationale
Le Vatican protège-t-il un criminel de guerre croate ?
(Photo : AFP)
De notre correspondant dans les Balkans
Carla del Ponte a jeté un nouveau pavé dans la mare, en affirmant détenir des informations selon lesquelles le général Ante Gotovina, en fuite depuis 2001, inculpé de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité commis contre des civils serbes lors de la reconquête croate de la Krajina, à l’été 1995, se cacherait dans un couvent franciscain.
La procureure générale a eu ces derniers mois des contacts secrets avec le Vatican, qu’elle a choisi de rendre publics dans une interview publiée mardi par le Daily Telegraph de Londres. Elle a rencontré à plusieurs reprises Mgr Giovanni Lajolo, le chef de la diplomatie pontificale. Celui-ci aurait rétorqué que le Vatican n’était pas tenu d’aider les Nations unies à traquer les criminels de guerre. Une lettre de Mme del Ponte au pape Benoît XVI serait également restée sans réponse.
La procureure générale a également dénoncé l’attitude de certains secteurs de l’Église catholique croate, ouvertement hostiles à toute coopération avec la juridiction internationale. L’évêque de Gospic et de Senj, Mgr Mile Bogovic, avait ainsi publiquement déclaré cet été que le TPI menaient des « procès politiques », et qu’Ante Gotovina était « le symbole de la victoire croate ».
La Croatie est un pays très majoritairement catholique et, depuis l’indépendance acquise en 1992, l’Église ambitionne de jouer un rôle social et politique de premier plan. Le Vatican a été le premier État du monde, avec l’Allemagne, à reconnaître l’indépendance croate, et Mgr Franjo Kuharic, alors cardinal archevêque de Zagreb, a été un ardent propagandiste de la cause croate à travers le monde. Son successeur, Mgr Josip Bozanic, a largement rompu avec cet engagement nationaliste très marqué, en recentrant le discours de l’Église sur les questions sociales et morales.
Cependant, des secteurs nationalistes demeurent très influents au sein de l’Église : ils s’opposent à toute remise de criminels de guerre présumés au TPI, car cela remettrait en cause le caractère de « guerre de libération patriotique » du conflit, mené de 1991 à 1995 contre les sécessionnistes serbes. La mauvaise coopération avec le TPI risque de remettre en cause la perspective d’une intégration européenne de la Croatie, mais les milieux clérico-nationalistes assument ce risque, en développant un discours fortement eurosceptique, puisque l’Europe voudrait imposer des règles sociales et morales qui leur déplaisent, comme la reconnaissance des unions entre personnes de même sexe.
Pour cette extrême droite des sacristies, il faut donc défendre les généraux croates injustement inculpés de crimes de guerre et tourner délibérément le dos à l’Europe qui répand des valeurs « immorales ».
Les révélations de la procureure risquent d’accélérer la crise au sein de l’Église croate, où le poids respectif des courants nationalistes et plus modérés est difficile à évaluer. Le lien entre le nationalisme croate et l’Église catholique a une longue histoire. Ante Pavelic, le chef de « l’État indépendant de Croatie », le régime fantoche pro-nazi créé durant la Deuxième Guerre Mondiale, a ainsi bénéficié du soutien de réseaux puissants au sein de l’Église, qui lui ont permis de se cacher durant des années en Amérique Latine.
Cette crise intervient au plus mauvais moment pour la Croatie
Interrogé par le quotidien Novi List, le président du Comité Helsinki pour les droits de la personne de Croatie, Zarko Puhovski, estime cependant que l’Église a changé, que « Gotovina n’est pas Pavelic », et qu’il est peu probable que le général fugitif se cache effectivement dans un couvent. Le gouvernement croate a exprimé le même scepticisme.
Traditionnellement, l’Église est fortement lié à la Communauté démocratique croate (HDZ), qui a été au pouvoir durant toutes les années 1990, et qui est revenue aux affaires en 2003 après une brève parenthèse sociale-démocrate. Les curés ont souvent appelé en chaire leurs fidèles à voter pour le HDZ. Cependant, l’actuel chef du parti, le Premier ministre Ivo Sanader a engagé un réel aggiornamento du HDZ et a fait le choix d’une politique pro-européenne. Il espérait même que son pays pourrait rejoindre l’Union dès 2007, en même temps que la Roumanie et la Bulgarie.
L’incapacité de la Croatie à arrêter le général Gotovina a déjà remis en cause l’ouverture des négociations d’adhésion de la Croatie, en mars dernier, tandis que le HDZ connaît une crise interne. Lors des élections locales du printemps, des dissidents nationalistes et anti-européens du HDZ ont effectué une percée remarquée, notamment en Slavonie orientale, une région fortement marquée par les combats.
La nouvelle crise ouverte par Carla del Ponte intervient au plus mauvais moment pour le Premier ministre Sanader, alors que l’UE doit décider le 3 octobre de l’éventuelle ouverture des négociations d’adhésion avec la Croatie.
Le pape Jean-Paul II, particulièrement populaire en Croatie, en raison de son soutien à l’indépendance du pays, n’avait pas hésité, lors de ses nombreuses visites, à plaider en faveur de la coopération avec le TPI, pour un examen lucide du passé, et pour le jugement de tous les crimes, y compris ceux éventuellement commis par des catholiques. En opposant une sèche fin de non recevoir aux demandes de Mme del Ponte, la nouvelle Curie vaticane semble au contraire vouloir apporter de l’eau au moulin des éléments les plus nationalistes de l’Église croate.
par Jean-Arnault Dérens
Article publié le 21/09/2005 Dernière mise à jour le 21/09/2005 à 14:21 TU