Liban
Mehlis accuse les services libanais et syriens
(Photo : AFP)
De notre correspondant à Beyrouth
Une véritable bombe. C’est en ces termes que les milieux politiques et populaires libanais qualifient le rapport de la Commission d’enquête internationale sur l’assassinat de l’ancien Premier ministre Rafic Hariri. Les conclusions de l’enquête menée sous la direction de l’Allemand Detlev Mehlis sont particulièrement accablantes pour la Syrie et les services de sécurité libanais et ne désignent aucun autre suspect à part ces deux parties.
Composé de 54 pages et de 210 paragraphes, le rapport tant attendu comporte un grand nombre de noms de responsables sécuritaires et politiques syriens et libanais, suspectés d’avoir joué un rôle dans l’attentat du 14 février dernier qui a coûté la vie à Rafic Hariri et à 20 autres personnes.
Les enquêteurs internationaux remontent aussi haut que le beau-frère du président Bachar el-Assad, le général Assef Chaoukat, et laissent entendre que le président de la République libanaise, Emile Lahoud, pourrait également être impliqué.
«On peut vraisemblablement penser que la décision d'assassiner Hariri n'aurait pas pu être prise sans l'approbation de hauts responsables syriens de la sécurité et n'aurait pas pu être ensuite organisée sans la connivence de leurs homologues des services de sécurité libanais», affirme Detlev Mehlis. «Il y a des preuves convergentes montrant à la fois l'implication libanaise et syrienne dans cet acte terroriste», poursuit-il un peu plus loin.
Le procureur allemand s’étale longuement sur le contexte politico-sécuritaire qui prévalait à l’époque de l’assassinat. «C'est un fait bien connu que le renseignement militaire syrien a eu une présence envahissante au Liban au moins jusqu'au retrait des forces syriennes (fin avril 2005) à la suite de la résolution 1559. Les anciens hauts responsables de la sécurité au Liban étaient désignés par lui», dit-il. «Vu l'infiltration des institutions et de la société libanaises par les services de renseignement syrien et libanais oeuvrant en tandem, il serait difficile d'imaginer un scénario où un complot en vue d'un assassinat aussi complexe aurait pu être mené à leur insu», ajoute-t-il.
Affirmant que Bachar al-Assad aurait menacé Hariri de «détruire le Liban sur sa tête», Mehlis pense que le motif de l'assassinat était probablement politique. «Toutefois, comme le crime n'a pas été l'oeuvre d'individus mais plutôt d'un groupe aux moyens perfectionnés et disposant d’importants moyens, il est fort possible que la fraude, la corruption et le blanchiment d'argent aient également constitué des raisons pour certaines personnes de participer à l'opération», précise le magistrat allemand.
Enfonçant le clou, le chef de la Commission affirme que des responsables syriens, y compris le ministre des Affaires étrangères, Farouk Chareh, ont «tenté d'égarer les recherches». «Tandis que les autorités syriennes, après une hésitation initiale, ont coopéré dans une certaine limite, plusieurs personnes interrogées ont tenté d'égarer nos recherches. La lettre adressée à la Commission par le ministre Chareh s'est révélée contenir des informations fausses», accuse-t-il. La Commission conclut qu'«après avoir interrogé témoins et suspects en Syrie et établi que plusieurs voies mènent directement à des responsables de la sécurité syrienne pour ce qui est de l'implication dans l'assassinat, il incombe à la Syrie de clarifier une part considérable des questions non résolues».
Le rôle des services syriens
Mais que reproche exactement la commission d’enquête à la Syrie ?Selon Detlev Mehlis, la décision d’assassiner Rafic Hariri a été prise dans la première moitié du mois de septembre 2004, soit quelques jours après le vote par le Conseil de sécurité de la résolution 1559 exigeant le retrait des troupes syriennes du pays du Cèdre. L’attentat a nécessité plusieurs mois de préparation en Syrie et au Liban. Citant des témoins libanais et syriens dont les noms ne sont pas divulgués, Mehlis tente de reconstituer les faits dans les moindres détails. C’est ainsi que la camionnette de type Mitsubitshi utilisée dans l’attentat aurait été acheminée de la zone franche en Syrie trois semaines avant l’attentat par un colonel des services de renseignements syriens. Bourrée d’une tonne d’explosif, elle était conduite, le jour de l’attentat, par un kamikaze irakien à qui on avait fait croire que sa cible était l’ancien Premier ministre irakien Iyad Allaoui, qui se trouvait au Liban à peu près à la même période.
Detlev Mehlis minimise le rôle du Palestinien Ahmed Abou Adas qui avait revendiqué l’assassinat de Hariri dans une cassette-vidéo au nom d’un groupuscule inconnu appelé «Jama Nusrat al-Jihad fi Bilad al-Cham». C’est à ce stade qu’apparaît le nom d’Assef Chaoukat, chef des SR militaires syriens. Mehlis pense que le beau-frère d’Assad a contraint Abou Adas à enregistrer la cassette de revendication du crime deux semaines avant l’attentat. Le palestinien avait été attiré en Syrie vers la mi-janvier 2004 sous prétexte qu’il serait envoyé en Irak pour y mener le Jihad.
Hariri sous haute surveillance
Le rapport Mehlis affirme que les services de sécurité libanais et syriens surveillaient de près tous les va-et-vient de Hariri qui avait été mis sur écoute. Le chef actuel de la Garde présidentielle libanaise, le général Moustapha Hamdane et le directeur de la Sûreté générale Jamil Sayyed, tous deux sous les verrous depuis le 30 août, auraient joué un rôle important dans l’organisation et la planification de l’attentat. Le chef des renseignements militaires libanais, le général Raymond Azar, également en prison, était, quant à lui, chargé de surveiller Hariri. Selon le rapport, toutes ces personnes étaient en contact téléphonique quasi-permanent entre elles quelques minutes avant l’explosion qui a visé le convoi de Hariri sur la corniche du bord de mer, à Beyrouth. Detlev Mehlis va encore plus loin en révélant qu’un certain Ahmed Abdel Al aurait appelé le téléphone portable du président Emile Lahoud le lundi 14 février vers 12h47, soit une minute seulement avant l’explosion. Ahmed Abdel Al est le responsable d’une association islamique (les Ahbachs) connue pour ses liens étroits avec les services de renseignement syriens. Il est aussi le frère de Walid Abdel Al, un colonel de la Garde présidentielle proche du général Hamdane.
Le président de la République qui n’avait toujours pas réagi au rapport Mehlis plusieurs heures après sa publication par la presse a cependant démenti avoir eu une conversation téléphonique avec Ahmed Abdel Al. «Le bureau de presse du palais présidentiel dément catégoriquement cette information, qui est sans fondement et qui s'inscrit dans une campagne de pression contre le président», déclare un communiqué.
Le procureur allemand accuse plusieurs personnalités sécuritaires et politiques libanaises d’avoir été informées de l’attentat avant qu’il n’ait lieu. C’est notamment le cas du directeur des Forces de sécurité intérieur (FSI, police nationale), le général Ali Hajje (en prison depuis le 30 août) et l’ancien député pro-syrien Nasser Kandil. Une organisation palestinienne pro-syrienne, le Front populaire de libération de la Palestine (FPLP-CG d’Ahmed Jibril), est également pointée du doigt par la commission.
Detlev Mehlis affirme que l’enquête nécessite davantage de temps pour être menée jusqu’au bout. Dans une lettre d'accompagnement au rapport distribuée aux membres du Conseil de sécurité, Kofi Annan indique d’ailleurs son intention de demander l'extension jusqu'au 15 décembre du mandat de la commission internationale.
L’annonce des conclusions de l’enquête Mehlis a provoqué un choc au Liban. Rares, en effet, sont ceux qui pensaient que le procureur allemand irait si loin dans ses accusations. Cette tension était palpable sur le terrain où l’armée et la police ont déployé, dès mercredi, dix mille hommes pour prévenir d’éventuels incidents. De longues files d’attente commencent à se former devant les stations à essence et de nombreux parents ont préféré ne pas envoyer leurs enfants à l’école ce vendredi.
Déjà, plusieurs députés ont réclamé la démission immédiate d’Emile Lahoud. Le Hezbollah, dont le nom n’est cité à aucun moment dans le rapport, n’a toujours pas réagi, alors que la Syrie a affirmé par la bouche de son ministre de l’Information, que le rapport Mehlis «est politisé à cent pour cent».
En attendant la réunion publique ainsi que les consultations à huis clos sur le Liban mardi, au Conseil de sécurité, chacun retient son souffle.par Paul Khalifeh
Article publié le 21/10/2005 Dernière mise à jour le 21/10/2005 à 12:21 TU