France
La maladie de Chagas frappe la Guyane
DB/CA
De notre correspondant à Cayenne
«Les vieux bouquins d’étudiants, s’ils en parlent, limitent Chagas aux pays pauvres. Or, en Guyane, cette maladie peut s’attraper partout». Praticien-chercheur à l’hôpital de Cayenne, Christine Aznar travaille sur la maladie de Chagas, un parasite américain véhiculé en Guyane par 11 espèces de réduves infestées à plus de 50%. Ces punaises, attirées par la lumière, y compris des abat-jour, colonisent les palmiers, les terriers et les troncs d’arbres. Hématophages, elles piquent l’homme et transmettent, par déjection sur la plaie, le parasite susceptible d’engendrer une phase aiguë les semaines suivantes ou chronique des années après. La maladie, qui provoque principalement des inflammations du cœur, se transmet aussi par transfusion (20% de risques si le donneur est infecté), de la mère à l’enfant voire par ingestion : cette année au Brésil, sur une zone balnéaire, 25 personnes ont contracté Chagas après avoir bu des jus de fruits contaminés par l’insecte vecteur, 6 en sont mortes.
En Guyane, le premier cas recensé, en 1939, est un enfant de 7 ans ; 12 autres s’ajouteront jusqu’en 1990. «Entre 94 et 96, j’ai diagnostiqué 4 crises aiguës de Chagas -dont un décès- sur le Maroni (fleuve frontière du Surinam). J’ai fait du ramdam pour qu’une enquête épidémiologique y soit menée, notamment auprès du Conseil général qui chapeautait les centres de santé. Mais je criais dans le désert», déplore Bernard Beaudet, ex-chef du service de cardiologie à l’hôpital de Cayenne. En 1996, à la lumière de ces 4 nouveaux cas, Isabelle Aune, dans sa thèse de médecine soutenue à Grenoble, pointe «une sous-estimation probable en Guyane de l’incidence de la maladie, seules des enquêtes ponctuelles ayant été menées (…) sa méconnaissance par le milieu médical à l’exception de cardiologues (…) des enfants atteints sans doute non diagnostiqués». La thèse conclut : «Alarmés (…) les médecins du centre de transfusion de Cayenne ont décidé d’organiser avant fin 96, le dépistage systématique du Trypanosoma Cruzi (parasite de Chagas) chez tous les donneurs de sang en collaboration avec l’hôpital de Cayenne». Vœu pieux : fin 2005, aucun dépistage «Chagas» n’est encore homologué en France, tandis que le Brésil, voisin de la Guyane, argue d’une détection sur 100% des donneurs depuis 1995. «Seuls 13 cas de Chagas (17 en réalité) ayant été rapportés en Guyane de 1939 à 1996, le risque transfusionnel n’a pas été pris en compte», admet une note d’avril 2004 de l’Institut de veille sanitaire (INVS).
«Une autre affaire de sang contaminé»
Or, entre 1999 et fin 2002, le docteur Aznar teste par une technique Elisa qu’elle a mise au point, 1 487 sérums collectés en Guyane de 1992 à 1998. Résultats : 0,5% des sérums présentent des anticorps de classe IgG et 4,3% des anticorps de classe IgM, caractéristiques d’une phase (chronique et/ou aiguë) de la maladie. En février 2003, elle envoie aux autorités de santé de Guyane un rapport déplorant «les délais trop longs (6 jours)» pour obtenir les médicaments du Brésil soignant «Chagas» mais soumis à l’ATU (autorisation temporaire d’utilisation). Elle préconise aussi un dépistage «Chagas» des dons du sang de Guyane et des pays voisins (Surinam, Guyana). Mais les réactions se font attendre et la transfusion se poursuit en Guyane, sans dépistage Chagas. Fin 2003, excédé par «l’inertie des institutions quand des cas de Chagas défilent à l’hôpital de Cayenne (près de 70 cas suspects par an, a admis en 2005 l’INVS)» Dominique Louvel, praticien dans cet hôpital, somme par courrier le ministre de la Santé Jean-François Mattéi de «ne pas laisser perdurer une autre affaire de sang contaminé». L’INVS lui répond fin janvier 2004 : «vos questions pertinentes méritent une évaluation».
Gérard Vezon, directeur Dom-Tom (Départements et territoires d’Outre-mer) pour l’Etablissement français du sang (EFS) avance aujourd’hui que «suite aux travaux publiés de madame Aznar, on a exclu de la collecte de sang, en septembre 2004, la zone à risque de Saint-Laurent du Maroni, proche de la forêt. Puis fin mars 2005, on a testé 207 sérums recueillis les 5 mois précédents en Guyane, avec une méthode homologuée par l’Europe ; 3% étaient positifs. En juin, testés avec un réactif brésilien, les mêmes sérums ont été négatifs». «Ce test brésilien ne détecte pas tous les anticorps trouvés en Guyane, il peut s’agir de faux-négatifs», rétorque Christine Aznar qui, de janvier au 1er octobre 2005, a diagnostiqué en Guyane «24 nouveaux cas de Chagas confirmés par biologie moléculaire : trouver l’ADN du parasite, ça ne trompe pas». Entre-temps, le 8 avril 2005, le préfet Ange Mancini a suspendu la collecte de sang en Guyane. Une semaine après, toute personne ayant séjourné au moins 3 mois en Guyane est exclue du don du sang aux Antilles.
L’Hexagone est concerné
La mesure d’exclusion ne sera étendue à l’Hexagone par l’EFS qu’en novembre 2005, en l’occurrence aux donneurs ayant vécu plus de 3 mois en Amérique centrale ou du sud. «Une décision sans garanties», fustigeront des médecins. Illustration : l’été 2004, après un mois de vacances en Guyane, en partie sur le Maroni, une femme a fait une crise de Chagas aiguë à l’hôpital de Tourcoing à la frontière belge. Et un cas suspect ferait suite à un séjour à Cayenne de moins de 15 jours début 2005. Le 2 juin dernier à Paris, lors d’une réunion des autorités de santé (armée comprise), l’INVS a d’ailleurs fait part d’un «risque transfusionnel» dans l’Hexagone : « En 2004, le ministère du Tourisme fait état de 323 000 séjours de 13 jours en moyenne en Amérique latine (…). En Ile de France, sur un mois, 1,63% des donneurs revenaient d’Amérique latine ou centrale». Mais aucune étude n’a encore été lancée pour déceler les personnes ayant pu contracter Chagas par transfusion. Aucun collectif de transfusés ne s’est, pour l’heure, manifesté sur la question.
Contamination collectiveLa Guyane reçoit désormais, par avion, des sérums en provenance de Lille. Redoutant un délai d’obtention de plaquettes inadapté aux situations d’urgence, une association de médecins et de donneurs y exige le dépistage Chagas et la reprise de la collecte de sang. «La logique, c’est non à la reprise car il n’y a pas que Chagas », répond M. Vezon : « sans compter le paludisme, la Guyane était, en 2003, sur 10 000 donneurs, 60 fois plus infectée par le VIH, 50 fois plus par l’hépatite B, que le reste de la France.» La DSDS (l’ex-Direction des affaires sanitaires et sociales, service public) annonce «dès l’homologation d’un test Chagas, un dépistage des femmes enceintes de Guyane pour y estimer l’infection». Début novembre, à Cayenne, des experts latino-américains de Chagas ont estimé urgent de combattre ce problème de santé publique dans le bassin amazonien.
Le 21 novembre, un octogénaire d’Iracoubo (commune du littoral guyanais à 100 km du Surinam) est décédé d’un «arrêt cardiaque». Dans la foulée, 6 de ses proches, hospitalisés à Cayenne, et souffrant de péricardite ont été positifs au test dépistant l’ADN du parasite de Chagas. Un 7ème membre de la famille, hospitalisé au Surinam, présente les mêmes symptômes. La DSDS penche pour une contamination par du jus de «comou» (fruit local) consommé par la famille. Le 19 décembre à Paris, les autorités de santé ont revu leur stratégie : désormais tout voyage en Amérique du Sud ou centrale vous écarte illico du don du sang des Antilles et de l’Hexagone. Quatre mois après votre retour, un double-test Chagas négatif (l’un des 2 tests retenus n’est cependant pas encore homologué par l’Europe) vous autorisera à donner votre sang.
par Frédéric Farine
Article publié le 28/12/2005 Dernière mise à jour le 28/12/2005 à 17:24 TU