France
Clearstream : la chasse au «corbeau» est ouverte
(Photo : AFP)
Qui dit «corbeau» dit complot ? Pour comprendre le complot, il faut donc trouver le «corbeau», ce délateur anonyme. C’est à cela que les juges Jean-Marie d’Huy et Henri Pons travaillent activement depuis l’ouverture d’une information judiciaire pour «dénonciations calomnieuses» en septembre 2004, à la suite de la plainte de l’une des victimes de l’oiseau de mauvais augure, Philippe Delmas, le vice-président d’Airbus.
Leur tâche est bien difficile car chaque pièce apportée au dossier le rend un plus compliqué. Tout commence lorsque le juge Renaud Van Ruymbeke reçoit, en mai 2004, une lettre d’un «corbeau» accusant des personnalités françaises du monde des affaires (Philippe Delmas, Alain Gomez, ex-Pdg de Thomson, et Pierre Martinez l’un de ses collaborateurs) d’avoir touché des commissions après la vente de frégates à Taiwan -un dossier suivi par Van Ruymbeke- et de disposer de comptes occultes dans la société de compensation financière luxembourgeoise Clearstream. Peu après, le juge reçoit une deuxième lettre anonyme avec un cédérom contenant une liste de comptes, dans laquelle plusieurs noms de personnalités politiques sont mentionnées : Dominique Strauss-Kahn, Jean-Pierre Chevènement, Alain Madelin et Nicolas Sarkozy. Le juge lance des commissions rogatoires internationales pour vérifier les faits et se rend compte qu’il s’agit de documents truqués. L’affaire n’existe pas.
Sarkozy disculpé mais pas informé
Ce qui est bien réel, en revanche, c’est la tentative de manipulation. Reste à savoir par qui elle a été menée et dans quel but. Nicolas Sarkozy est persuadé d’avoir été la cible d’une manœuvre destinée à lui faire perdre ses chances lors de l’élection présidentielle de 2007. Il n’a pas apprécié que Dominique de Villepin, alors ministre de l’Intérieur, n’ait pas jugé utile de l’avertir lorsque l’enquête des services de renseignement a démontré qu’il n’y avait rien à lui reprocher. De là à supposer qu’il pourrait y avoir une raison inavouable à ce manque de courtoisie, difficile de ne pas franchir le pas.
D’autant que les investigations ont mis en évidence l’existence de relations étroites entre certains acteurs de l’affaire et les services de la ministre de la Défense, Michèle Alliot-Marie, et du Premier ministre, Dominique de Villepin. A commencer par le général Philippe Rondot. L’ancien conseiller pour les affaires de renseignement au ministère de la Défense affirme avoir été chargé, en novembre 2003, par le directeur de cabinet de Michèle Alliot-Marie, Philippe Marland, de mener une enquête sur l’origine des listings informatiques des titulaires de compte chez Clearstream. A ce moment-là, il n’était pas question de s’intéresser à des personnalités politiques. En janvier 2004, il affirme, en revanche, d’après le quotidien Le Monde qui s’appuie sur le procès-verbal de son audition, avoir été «convoqué» par Dominique de Villepin, alors en charge du ministère des Affaires étrangères, pour pousser plus loin son enquête et savoir notamment de quoi il retournait exactement concernant Nicolas Sarkozy. Ces instructions seraient venues du chef de l’Etat (Jacques Chirac a démenti). D’autre part, Philippe Rondot affirme que cet entretien s’est déroulé en présence de Jean-Louis Gergorin, vice-président d’EADS (le consortium européen du secteur de l'aéronautique et de l'espace), et que c’est cet homme qui lui avait remis, en novembre 2003, un exemplaire du fichier informatique contenant les numéros de compte suspects provenant de Clearstream.
Villepin nie, Chirac dément et il n’y a pas de preuves
Dominique de Villepin nie fermement cette version des faits. Il affirme qu’il n’a jamais demandé quelque enquête que ce soit concernant le président de l’UMP et que sa requête ne concernait que l’affaire des frégates de Taiwan et les réseaux mafieux. Et pour cause, si c’était le cas cela signifierait que l’actuel Premier ministre était au courant de la mise en cause de Nicolas Sarkozy avant que le corbeau n’écrive au juge Van Ruymbeke, fin mai 2004, et l’a dissimulé. Ce n’est qu’après son arrivée au ministère de l’Intérieur, et lorsque le «corbeau» s’est manifesté, que Dominique de Villepin déclare avoir demandé aux renseignements (DST) de vérifier si les accusations contre des personnalités politiques étaient exactes. Il s’est avéré que ce n’était pas le cas. Et le Premier ministre affirme avoir, alors, demandé à la DST de communiquer ses conclusions à la justice. De son côté, Michèle Alliot-Marie, mise en cause par l’hebdomadaire L’Express qui affirme qu’elle a été avertie dès 2003 des accusations de corruption contre Nicolas Sarkozy, a démenti «formellement avoir été au courant et avoir couvert» cette manipulation.
Pas facile de démêler l’écheveau entre ceux qui pouvaient savoir, ceux qui ont peut-être manigancé et ceux qui ont exécuté. Certains chemins se sont néanmoins croisés parfois fort à propos. Celui de Jean-Louis Gergorin et celui d’Imad Lahoud, par exemple. Ce dernier est décrit comme un génie de l’informatique et a été recruté chez EADS en 2005. Mais il aurait aussi travaillé, depuis 2003, pour les services de renseignements (DGSE) avec le général Rondot. Et d’après Denis Robert, le journaliste qui a mené l’enquête et sorti, en 2001,un livre dénonçant les pratiques illégales (blanchiment d’argent) de la société Clearstream, Imad Lahoud l’avait sollicité début 2003 pour obtenir les vrais listings des comptes frauduleux. Les perquisitions chez Gergorin et Lahoud n’ont pas permis de trouver des traces de tels fichiers sur les ordinateurs. Mais il est apparu que 4 jours avant l’arrivée des juges, un grand ménage avait été fait dans les disques durs. Reste que sans preuve, pas de «corbeau».
par Valérie Gas
Article publié le 28/04/2006 Dernière mise à jour le 28/04/2006 à 16:48 TU