Musée du quai Branly
«Arts premiers», «arts primitifs» : la quête du nom
(Photo : Patrick Gries)
RFI : En annonçant son projet, Jacques Chirac avait réussi à réunir contre lui la communauté scientifique. En quoi le projet constituait une hérésie pour un ethnologue, un anthropologue ?
Jean-Pierre Dozon : Personnellement je n’ai pas partagé le courroux de mes confrères. J’ai toujours trouvé normal que les plus belles pièces du musée de l’Homme, même s’il s’agissait d’objets usuels de la vie quotidienne, soient montrés comme étant de beaux objets. En s’en inspirant pour leur propre expression artistique, l’Europe et l’Occident avaient de facto reconnu leur universalité au début du siècle dernier. Il fallait donc que cette universalité soit reconnue comme telle. Quand les voix se sont élevées à l’annonce du projet, elles disaient deux choses : d’une part, une réaction de défense « conservatiste » des conservateurs qui étaient tout simplement très attachés à leur institution et, d’autre part, une crainte des scientifiques à voir leurs travaux dévoyés. Ils ont redouté que l’on ne tienne pas compte de la fonctionnalité des objets et que l’on ne retienne que leur belle plastique, qu’on les prive ce faisant de leur chair c’est-à-dire des cultures des peuples qui les ont faits.Entendons-nous bien, tout n’est pas de l’art : il y a calebasse et calebasse. Ceci étant, je ne vois pas, personnellement, ce qu’il y a de scandaleux à mettre en valeur telle ou telle statuaire, tel ou tel masque, du moment que l’on n’oublie pas de préciser à quoi il correspond. Je trouve en revanche que l’on ferait bien mieux « d’anthropologiser » et « d’ethnologiser » nos propres collections car dites-moi ce que l’on peut comprendre de l’art étrusque si on en ignore la civilisation, de la Renaissance ou autre si on ne connaît rien à l’histoire … C’est la même chose !
Ezio Bassani : Je pense que le projet Branly est fondé. La réunion du musée de l’Homme et du musée des arts d’Afrique et d’Océanie permettra, à travers cette intégration des collections et des bibliothèques et la mise en commun du travail des deux institutions, une meilleure valorisation et appréciation des arts non-européens, et une connaissance plus approfondie des problèmes qui y sont liés. Le sujet prédominant de la sculpture africaine est la figure humaine qui représente des ancêtres divinisés, des figures de pouvoir, des esprits de la nature humanisés. Les grilles de lecture ethnographique et historique sont utiles pour resituer les œuvres et les artistes dans un contexte donné, social politique et religieux, mais elles ne peuvent pas se substituer à la qualité intrinsèque des œuvres. Actuellement, il est trop tôt pour se prononcer sur la part belle qui sera réservée à l’esthétique et à l’ethnographique, le discours ne peut être que spéculatif dans l’attente de l’ouverture du musée.
RFI : Le musée devait s’appeler « le musée des Arts premiers », ce qui a fait couler beaucoup d’encre. Devait-on percevoir dans cette dénomination l’expression arrogante et méprisante d’Occidentaux imbus d’une supériorité ?
Ezio Bassani : « art nègre » est obsolète. « art sauvage » et « art primitif » sont, aujourd’hui, considérées comme des expressions empreintes de racisme. Je pense que les seuls termes utilisables seraient « art africain traditionnel » ou « art classique africain » par opposition avec « art africain moderne » et « art africain contemporain » concernant la production actuelle.
Jean-Pierre Dozon : Là encore, ce n’est pas une expression qui me choquait. Il faut replacer le débat dans le contexte des thèses évolutionnistes de Darwin qui ont longtemps dominé nos disciplines, et pas seulement les arts : on parlait, dans les années 1930, des sociétés primitives, des religions primitives, alors que beaucoup n’en étaient pas. On regroupait tout sous la même étiquette, les animistes, les fétichistes. On disait même indifféremment « primitif » et « sauvage » pour désigner des périodes de l’histoire de l’homme sur une trajectoire-temps. On considérait qu’il s’agissait là du « chaînon manquant » entre l’homme de la préhistoire et les sociétés modernes organisées. Ces thèses sont aujourd’hui totalement dépassées. Que ce soit en Europe ou partout ailleurs sur la planète, ce que nous vénérons comme de l’art était des objets destinés à la société, souvent dans un but religieux. Jean Laude, historien d’art, désignait ces objets comme étant « les arts des sociétés sans écriture ». L’idée que l’art est quelque chose d’exclusivement esthétique en soi est une notion des plus excentriques de l’Europe moderne. Les peintures rupestres doivent-elles et peuvent-elles, aussi, être appréciées comme des expressions « artistiques » ? Lorsque Claude Lévi-Strauss a écrit La Pensée sauvage, il n’y avait rien de péjoratif dans l’expression. Au contraire, il a voulu faire connaître toute la richesse de ces peuples qui ont d’autres modes de pensée et d’autres modes de vie que nous. Il a décrit Les Structures élémentaires de la parenté. L’expression « arts premiers » renvoie à cette même notion « d’art élémentaire » ou « d’art fondamental », c’est-à-dire qui entretient un lien fondamental avec l’humain, forts d’une charge affective et émotionnelle. Ces masques qui peuvent être doux, faire rire, ou faire peur sont inscrits dans la condition humaine dans ses aspects les plus profonds.
RFI : Dans toute la batterie des expressions que l’on a pu recenser, quelle est alors celle qui suscite chez vous la plus grande réprobation ?
Jean-Pierre Dozon : La pire pour moi c’est « art tribal ». Longtemps les ethnologues et les anthropologues ont étiqueté les objets « tribal/ Baoulé » « tribal/ Dan » etc… Or le terme « tribal » perd l’objet dans un collectif, ce qui est une aberration car les arts ont beaucoup plus été régionalisés et personnalisés que « tribalisés ». Il existe des ères de diffusion. De véritables écoles ont existé. Prenons l’exemple des masques Dan (Ouest ivoirien) : il en existe de très beaux, qui valent d’ailleurs des fortunes, et de moins beaux. Ils sont tous très localisés, mais ils n’appartiennent pas tous à la même époque. Par ailleurs ils ont été fabriqués par des artistes différents qui ne signaient pas leurs œuvres car il s’agissait d’objet avec une charge religieuse très forte, mais il y avait une recherche esthétique dans la production de ces objets rituels. Il y a eu des maîtres et des apprentis, comme chez nous, à toutes les époques de l’histoire de l’art. (http://ceaf.ehess.fr/)
par Dominique Raizon
Article publié le 05/06/2006Dernière mise à jour le 05/06/2006 à 17:25 TU