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Somalie

Les tribunaux islamiques, sur les décombres de l’Etat (4)

Le secrétaire général du tribunal, Hussein Djemali Hersi. 

		(Photo: Olivier Rogez / RFI)
Le secrétaire général du tribunal, Hussein Djemali Hersi.
(Photo: Olivier Rogez / RFI)
Loin de la caricature des « talibans africains » cultivée par Washington, les premiers tribunaux islamiques apparaissent voici une dizaine d’année pour palier l’effondrement des institutions et le vide judiciaire causé par la disparition des juridictions civiles. En 2004, les tribunaux islamiques se dotent d’un embryon de structure militaire qui, peu à peu, se renforce jusqu’à la conquête, ces dernières semaines, de Mogadiscio et Johar.

De notre envoyé spécial

Barbe rousse teinte au henné, Cheikh Akhmed Mohalim Hassan a les manières onctueuses d’un homme de foi et les gestes précis d’un homme de loi. La main gauche tapote la couverture d’un vieil exemplaire du Coran. Les yeux rieurs cachés derrière d’épais verres de lunettes contemplent amusés les visiteurs occidentaux. Tandis que son visage ridé ne se dépare pas un seul instant d’un sourire poli. Cheikh Akhmed Mohalim Hassan est un homme puissant. Président du tribunal islamique de Hararyalé, il fut jusqu’à l’an dernier vice-président de l’Union des tribunaux islamiques qui vient tout juste, avec ses miliciens, de conquérir Mogadiscio et Johar.

Cheikh Akhmed n’était pas prédestiné à rendre la justice. Mais en 1995 cet ouléma alors âgé de soixante ans et issu d’un clan mineur -les Murosadé- prend langue avec d’autres religieux pour tenter de trouver une réponse à la montée de la violence et à l’anarchie ambiante qui désagrégeait alors le tissu social somalien. Ces hommes ont suivi l’exemple de Cheikh Ali Dhere et ont crée à sa suite leur propre tribunal islamique. « Le but premier était d’enrayer la violence à Mogadiscio et de rétablir un peu de justice. A l’époque, il n’y avait déjà plus d’Etat et les tribunaux somaliens avaient disparu », se souvient Cheikh Akhmed. La création des tribunaux islamiques est donc une réponse au chaos ambiant. Une tentative de restaurer la justice dans un monde livré aux combattants et aux seigneurs de guerre. En quelque sorte un réflexe de survie de la part des clans et du monde religieux.

Le tribunal de Hararyalé a été fondé le 13 février 1995. Il a établi ses quartiers dans un ancien bâtiment de la mairie. Dans une aile aux murs décrépits, recouverts de sourates du Coran, les sept juges et leurs adjoints ont installé des bureaux sobres et fonctionnels, tandis que dans l’autre aile ont été aménagées des cellules pour les prévenus et les condamnés. « Nous traitons tous types d’affaires, explique Cheikh Akhmed. Cela va des crimes de sang, aux vols, en passant par les querelles familiales et les problèmes d’héritage. Mais jamais nous ne nous saisissons d’une affaire. Il faut que les plaignants viennent nous voir. »

« Ici, avec l’anarchie, on ne peut pas amputer tous les voleurs »

(Photo: Olivier Rogez / RFI)
Les «juges» des tribunaux islamiques estiment que la Charia leur permet de privilégier la repentance et la pénitence.
(Photo: Olivier Rogez / RFI)

Comme il n’existe plus aucun système légal depuis l’effondrement de l’Etat, le tribunal applique la Charia. Mais avec une certaine souplesse. Il faut en effet composer avec le Xeer, la coutume somalienne, et bien souvent faire preuve de pragmatisme : « Le problème c’est qu’avec l’anarchie qui règne ici, on ne peut pas commencer à amputer tous les voleurs », déplore Cheikh Akhmed. « Heureusement la Charia nous permet d’être flexible et de privilégier la repentance ou la pénitence. » Car le tribunal possède une spécialité : « La réhabilitation ». Dans les cellules sont enfermés des détenus qui purgent des peines légères et subissent une intense rééducation.

En 2005 près de six cent personnes sont passés par ce stage de bonne conduite. Les prisonniers doivent faire pénitence et apprendre par cœur le Coran. Certains ont été jugés et condamnés, mais beaucoup, adolescent à la dérive ou jeunes miliciens en quête de pardon, ont été amenés ici par leurs parents. Le secrétaire général du tribunal Hussein Djemali Hersi, ne résiste pas à l’envie de nous présenter l’un de ces jeunes prisonniers, Issa Akhmed. Il a déjà appris la moitié du Coran et, pour prouver à ses geôliers qu’il peut se racheter, il récite les sourates d’une voix monocorde. Manifestement gêné Issa Akhmed avoue avoir « manqué de respect » à sa famille et « abandonné » ses études. Bilan déjà dix mois en cellule.

La rééducation est la vitrine du tribunal. Le secrétaire général n’est pas peu fier d’exhiber une brochure photocopiée détaillant les statistiques du programme de rééducation. Mais les peines ne sont pas toujours aussi légères. Cinq personnes au moins ont été condamnées à mort au tribunal de Hararyalé ces dernières années. A chaque fois pour des crimes de sang, « et toujours, précise Cheikh Akhmed l’index levé, à la demande du condamné ».

Recherché par les Etats-Unis, entraîné en Afghanistan

Pour exister dans l’univers sanglant de Mogadiscio et pour remplir leur rôle de contrepoids face à la violence des seigneurs de guerre, les tribunaux islamiques se sont d’abord unis, puis ils se sont dotés de miliciens armés. Il s’agissait à la fois de protéger les tribunaux, de surveiller les prisonniers et de faire la police. En 2004 les tribunaux ont décidé d’attribuer une partie de leurs miliciens à la structure unifiée qu’ils venaient de créer. Ce fut le premier embryon de cette armée qui vient de chasser les seigneurs de guerre de Mogadiscio.

Les miliciens armés sont chargés de protéger les tribunaux, de surveiller les prisonniers et de faire la police.  

		(Photo: Olivier Rogez / RFI)
Les miliciens armés sont chargés de protéger les tribunaux, de surveiller les prisonniers et de faire la police.
(Photo: Olivier Rogez / RFI)

Selon l’analyse réalisée par l’International Crisis Group, « seul deux de ces tribunaux islamiques peuvent être considérés comme affiliés à des mouvement extrémistes ». Il s’agit du tribunal de Chicoola et de celui d’Ifka Halané, fondé par Hassan Dahir Aweys, ex-membre du groupuscule jihadiste al-Itihaad. Aweys et son fils spirituel Aden Hashi Ayero représentent l’aile dure des mouvements islamistes. Quand on prononce le nom d’Ayero dans une conversation à Mogadiscio, le ton baisse immédiatement et la crainte se lit sur les visages de vos interlocuteurs.

Ayero, recherché par les Etats-Unis, aurait été entraîné en Afghanistan. Il serait impliqué dans l’assassinat de quatre expatriés, d’une dizaine d’anciens militaires somaliens ainsi que dans la profanation d’un cimetière italien. En juillet 2005, il a été nommé par le Conseil Suprême des tribunaux islamiques à la tête du tribunal d’Ifka Halané.

Les cinémas sont dans le collimateur

Ayero et Aweys sont loin d’être majoritaires dans la mouvance des tribunaux. Cheikh Sharif Cheikh Akhmed, le président de l’Union des tribunaux, a plutôt une image de modéré et semble plus en phase avec les hommes d’affaires qui financent les islamistes qu’avec les combattants d’Ayero. Reste qu’avec ou sans l’influence de l’aile dure, les tribunaux islamiques adoptent des vues radicales. En 2004 déjà, le Conseil suprême des tribunaux avait tenté d’interdire les célébrations du nouvel an. Depuis peu, les cinémas sont dans le collimateur. Un habitant de Mogadiscio qui a vu sa boutique vidéo saccagée par les islamistes n’ose plus témoigner de peur des représailles. Le tabac et le quat, cette herbe euphorisante, sont prohibés dans les tribunaux islamiques et fortement déconseillés en ville.

La montée en puissance des tribunaux islamiques renforce leur fragile unité et contribue à durcir leur discours idéologique. Certes, on est très loin encore des fameux « talibans africains » que redoute tant Washington mais à mesure que les tribunaux gagnent en influence et accroissent leurs ressources ils seront tentés de redéfinir les règles du jeu politique et social. Dans l’ombre, les éléments les plus radicaux se verraient bien tenir la main de ceux qui, demain, écriront les lois.

Au tribunal de Hararyalé, Cheikh Akhmed qui n’a pourtant rien d’un extrémiste rêve déjà d’une justice somalienne basée sur les seuls principes du Coran. A la question de savoir si les tribunaux pourraient intégrer une justice civile, si jamais demain la démocratie était instaurée en Somalie, sa réponse ne souffre aucune ambiguïté. « Les règles de la démocratie peuvent s’adapter à l’Islam mais le Coran ne peut pas s’adapter à une autre loi. »



par Olivier  Rogez

Article publié le 21/06/2006Dernière mise à jour le 21/06/2006 à TU

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