Kosovo
Ouverture du procès Haradinaj devant le TPI
(Photo : Reuters)
De notre correspondant dans les Balkans
L’acte d’accusation dressé contre Ramush Haradinaj, 38 ans, fait froid dans le dos. Durant la guerre, il était commandant de l’UCK dans la région de Dukagjini, dans l’ouest du Kosovo, non loin des montagnes qui servent de frontière avec l’Albanie, une région marquée par de très forts combats à l’été 1998, puis au printemps 1999, durant les bombardements de l’Otan. Ramush Haradinaj, parfois surnommé «Rambush», était alors le maître de la vie et de la mort dans les zones contrôlées par la guérilla albanaise. Il est accusé de meurtres, de tortures et d’enlèvements de civils non-albanais, ainsi que d’Albanais accusés de «collaboration» avec les forces serbes, notamment des sympathisants de la Ligue démocratique du Kosovo (LDK), le parti de feu Ibrahim Rugova.
Ramush Haradinaj et ses deux co-accusés, son oncle Lahi Brahimaj et Idriz Balaj, qui commandait une unité spéciale de la guérilla chargée des sales besognes, les «Aigles noirs», auraient directement torturé de nombreux prisonniers et auraient personnellement ordonné des exécutions. Certains détenus ont eu le nez ou les oreilles coupées. Balaj aurait personnellement conduit des mises à mort particulièrement sadiques. Ces crimes ont été commis à l’été 1998, dans les bases de l’UCK, notamment dans le camp de Jablanica. Quand la police serbe a repris le contrôle de cette zone, en septembre, des charniers ont révélé des dizaines de corps, dont beaucoup portaient la trace des sévices endurés. Dès l’ouverture du procès, la Procureure générale du TPI, Carla Del Ponte, a souligné que les «accusés avaient du sang sur les mains».
La zone où opérait Ramush Haradinaj était particulièrement importante, car elle permettait de contrôler l’accès aux chemins de montagne descendant d’Albanie et permettant d’acheminer des armes. De plus, beaucoup de Serbes habitaient dans cette région, désormais «ethniquement nettoyée» et, parmi les Albanais, la rivalité était très forte entre l’UCK et les Forces armées de la République de Kosova (FARK), une milice rivale, financée par le «Premier ministre en exil», Bujar Bukoshi. Une véritable guerre intra-albanaise s’est donc ajoutée au conflit contre les forces serbes. La milice des Aigles noirs d’Idriz Balaj, qui ne répondait qu’aux ordres personnels de Ramush Haradinaj, sans lien avec l’état-major de l’UCK, était chargée de l’élimination de ces rivaux.
Pourtant, depuis la fin de la guerre, Ramush Haradinaj a tout fait pour soigner son image de marque, utilisant aussi la mémoire de son frère Luan, tué dans les combats, et dont beaucoup de rues du Kosovo portent désormais le nom. Ramush, «le plus grand des patriotes albanais», a créé son parti politique, l’Alliance pour l’avenir du Kosovo (AAK), qui réunit des anciens combattants, mais aussi un certain nombre d’intellectuels de Pristina.
En effet, il y a un phénomène Ramush Haradinaj. L’homme a du charisme et une intelligence d’autodidacte : Ramush Haradinaj a quitté le Kosovo pour la Suisse dès l’âge de 20 ans, il s’est livré à divers petits trafics dans le Valais (ce qui lui vaut de parler un français très correct), avant de revenir combattre au Kosovo, mais sans être réellement intégré dans le noyau des fondateurs de l’UCK, passés par l’école du marxisme-léninisme à l’albanaise, comme Hashim Thaçi, l’actuel chef du Parti démocratique du Kosovo (PDK). Ramush Haradinaj était plutôt un franc-tireur, très implanté dans sa région natale, qui représente toujours la principale base électorale de l’AAK. Ramush Haradinaj excelle dans l’art d’adapter son discours à ses interlocuteurs, notamment occidentaux, ce qui lui a valu le soutien ouvert de certains milieux diplomatiques à Pristina, notamment américains.
Des témoins menacés
Cependant, l’AAK a plafonné à 8% des suffrages lors de toutes les élections organisées depuis 2000, mais a su se rendre indispensable comme potentielle «troisième voie» du Kosovo, entre les fidèles de Rugova, regroupés au sein de la LDK, et les anciens cadres de l’UCK réunis dans le PDK. À ce titre, l’AAK a passé un accord de gouvernement avec la LDK après les élections d’octobre 2004. Ramush Haradinaj est alors devenu Premier ministre, une charge qu’il n’a occupée que six mois. Le 7 mars 2005, son acte d’accusation a été rendu public par le TPI, il a démissionné et il s’est immédiatement rendu à La Haye.
Après quelques mois de détention, il a été remis en liberté conditionnelle. Il a pu revenir au Kosovo, et il a même recouvré le droit de s’exprimer publiquement, une situation que Carla Del Ponte a vivement dénoncé, car elle lui a permis de multiplier les pressions sur les témoins.
En effet, des 99 témoins qui auraient dû témoigner contre Ramush Haradinaj, bien peu risquent de se présenter à la barre du tribunal. Par crainte, pour eux-mêmes ou pour leurs familles, beaucoup ont déclaré qu’ils renonçaient à témoigner ou ont modifié les déclarations initiales qu’ils avaient faites aux enquêteurs du TPI.
On peut comprendre cette terreur. En 2000, Ramush Haradinaj est personnellement impliqué dans le meurtre d’un membre de la famille Musaj. En 2003, Tahir Zemaj, ancien colonel de l’armée yougoslave rallié aux FARK, est exécuté dans des circonstances qui n’ont pas encore été élucidées. En 2005, Hasan Rustemi, témoin protégé de la MINUK, la force des Nations unies au Kosovo, est assassiné sur le marché de Mala Krusa près de Prizren, avec le message suivant : «C’est le sort qui sera réservé à tous ceux qui agissent contre l’UCK». Quelques mois plus tard, un autre témoin, Skendër Kuci, connaît le même sort.
La dernière élimination, probable, ne remonte qu’au 16 février dernier. Ce soir-là, Kujtim Berisha, un Rom dont le père et le frère ont été massacrés par les hommes d’Haradinaj, a été victime d’un «accident de la circulation» très suspect, au Monténégro. Alors qu’il marchait dans une étroite petite rue de Konik, le quartier rom de Podgorica, une puissante cylindrée lui a foncé dessus. Elle était, naturellement conduite par un jeune Monténégrin qui a prétendu avoir perdu le contrôle de son véhicule et qui devrait s’en tirer avec quelques mois de prison. Kujtim Berisha devait être l’un des principaux témoins du procès. Le jour de sa mort, il avait même rencontré des diplomates occidentaux.
Dans ces conditions, et alors que les partisans de Ramush Haradinaj ont prévu de nombreuses manifestations de soutien et laissent planer la menace de nouvelles violences au Kosovo si leur héros était lourdement sanctionné, le procès de l’ancien commandant risque fort de se solder par une nouvelle farce judiciaire.
par Jean-Arnault Dérens
Article publié le 05/03/2007 Dernière mise à jour le 05/03/2007 à 17:42 TU