Philippines
Le Christ d’un jour
(De notre correspondant à Manille)
Des dizaines de pénitents déambulent sur le chemin de croix. Torse nu, le visage couvert d’un voile noir et la tête ornée d’une couronne d’épines, ils avancent par groupes en se fouettant le dos de morceaux de bois attachés au bout d’une corde. Manarde Vassilio, le dos en sang, explique pourquoi il s’inflige ce châtiment : «c’est un sacrifice que je fais pour que de bonnes choses arrivent à ma famille».
(Photo : S. Farcis / RFI)
A midi, sous un soleil de plomb, les pénitents vont jusqu’au bout de ce chemin de croix, à 2 km du village, pour gravir la petite colline érigée en réplique du Golgotha de Rome. Là, trois grandes croix noires en bois ont été érigées et attendent d’autres croyants, des fervents habitants de ce village qui monteront, après avoir porté leur croix, se faire crucifier en signe de remerciement envers Dieu.
La foule amassée au pied de la colline est nombreuse pour voir cette tradition exceptionnelle aux Philippines. Beaucoup de médias, des Philippins curieux, des touristes ébahis, des milliers de personnes. Ruben Enaje est le vétéran des huit qui se sont fait crucifier cette année. Les cheveux longs, bruns et bouclés sous sa couronne d’épines, c’était ce vendredi la 21e fois qu’il se faisait crucifier. Cet homme de 46 ans, peintre d’affiches de cinéma, n’a pas de message fondamentaliste à faire passer. «Tous les ans, je monte sur la croix pour remercier Dieu de bénir ma famille et mon travail, et je le ferai tant que mon corps le supportera. Si j’ai quelque chose à dire aux chrétiens, c’est de prier. Pas seulement lors de ce jour saint, mais tous les jours». Au pied de la croix, des femmes pleurent, des Romains pointent une lance sur ses côtes. La reproduction est totale. Jusqu’aux pieds et aux paumes, littéralement cloués sur la croix. Quand il descend, Ruben est immédiatement porté sur une civière vers le centre de soins installé juste à côté pour l’occasion. Il souffre, malgré l’habitude, et sa voix est faible. «J’ai mal à mes blessures, bien sûr. Mais aussi aux épaules, car la croix était très lourde à porter ».
Une tradition qui n’a pas le soutien de l’Eglise
(Photo : S. Farcis / RFI)
Si la foi est totale, l’ambiance n’est pas pour autant solennelle. Elle est composée d’un mélange de croyances profondes et d’expressions très festives. La «fiesta filipina», comme elle est appelée ici, montrant bien les origines espagnoles de ces célébrations. Mais au contraire de l’Espagne, le chemin de croix ne se fait pas dans un silence pesant ou dans des chants implorants. Les enfants jouent à côté des pénitents, les familles rigolent tout le long, et beaucoup en profitent pour vendre des petits souvenirs, comme des fouets, par exemple…
«Ce manque de solennité m’a beaucoup surpris, raconte Daniel Simmons, un touriste américain, professeur au Japon. C’était très festif. Cela semble normal que les gens se fouettent. Pendant qu’ils plantaient les clous dans leurs paumes, on entendait le speaker faire des essais de micro : 1,2,3. D’un côté, c’était comme de la routine, de l’autre, on voyait des personnes impressionnées».
Mais la célébration de San Pedro n’est pas pour autant une pratique religieuse officielle, car elle n’a pas le soutien ni l’accord de l’Eglise. Le président de la conférence épiscopale philippine l’a encore rappelé jeudi : «nous doutons que ces activités en dehors de l’Eglise soient de réelles expressions de la foi chrétienne, a déclaré le porte-parole de la conférence, Pedro Quitorio. Ce sont des expressions de croyances superstitieuses, réalisées pour le tourisme et l’argent. Seul le Christ a été crucifié, et il est le seul à pouvoir nous sauver».
La croyance dans cette tradition n’est pas unanime dans le village de San Pedro non plus. Amelita Ocampo, une professeur d’université, habite le long du Chemin de croix. Elle regarde les pénitents passer avec scepticisme, mais pense qu’il faut surtout respecter leur foi. «Mon père s’est flagellé comme eux quand j’ai été guéri d’une longue maladie, raconte-t-elle. C’était pour lui une manière de remercier Dieu de m’avoir sauvée. Qui suis-je, moi, pour dire : ce n’est pas bien ? Dans certains pays, on peut considérer cela comme quelque chose d’ironique. Non, conclut-elle, il est juste question de respect. Ce sont leurs croyances, et nous ne pouvons pas mettre en question les croyances de quelqu’un».
par Sébastien Farcis
Article publié le 07/04/2007 Dernière mise à jour le 07/04/2007 à 10:43 TU
(Photo : S. Farcis / RFI)