par Frédérique Misslin
Article publié le 06/08/2008 Dernière mise à jour le 07/08/2008 à 03:27 TU
La bataille pour le contrôle de la région de Kirkouk est tout à la fois culturelle, historique et économique. C’est là, au nord de l’Irak que se joue aujourd’hui l’avenir des institutions irakiennes puisque le sort de cette riche région pétrolifère bloque la révision de la loi électorale et par voie de conséquence la tenue des élections provinciales initialement prévues en octobre 2008.
Mosaïque, poudrière, objet de toutes les convoitises, la région de Kirkouk a connu en un siècle une succession de changements de majorité ethnique. Cette carte démographique bouleversée est aujourd’hui à l’origine de très fortes tensions communautaires et d’une crise politique majeure. Les Turkmènes revendiquent certains droits en se référant aux cartes ottomanes du XVIII e siècle, les Arabes se prévalent des recensements effectués sous la dictature de Saddam Hussein, les Kurdes prônent eux la « kurdité » historique de la ville.
Kirkouk a en effet connu sous le régime bassiste une politique d’arabisation forcée qui a conduit à la déportation de milliers de kurdes. Bagdad proposait parallèlement à des familles arabes de s’installer dans le nord de l’Irak en échange d’un gros pécule et d’un logement gratuit. Selon l’organisation Human Right Watch, depuis les années soixante-dix, 250 000 Kurdes ont été expulsés de la région dont 120 000 à partir de 1991. L’invasion américaine en 2003 a déplacé pour la énième fois les lignes ethniques puisque les Kurdes ont immédiatement souhaité exercer leur droit au retour. Aujourd’hui 50% des Kurdes déplacés seraient revenus dans leur ville d’origine.
Les Kurdes : « Kirkouk est notre Jérusalem »
Le partage du pouvoir dans la région devient alors source de tension. La bataille est symbolique, la lutte historique mais pas seulement puisque la région regorge aussi d’or noir. 500 000 barils de pétrole sont chaque jour extraits des champs pétrolifères de la région de Kirkouk, cela représente presque ¼ de la production nationale.
Les Kurdes n’ont pas caché leurs intentions : ils souhaitent rattacher Kirkouk au reste du Kurdistan, une région autonome depuis plus de 15 ans. Ils proposent donc d’organiser sur cette question un référendum, persuadés que leur supériorité numérique leur apportera la victoire par les urnes.
Les Arabes et les Turkmènes récusent la voie référendaire et demandent que Kirkouk reste sous le contrôle du gouvernement central, arabe. La Turquie exerce de son côté une très forte pression sur les autorités de Bagdad en vue d’une part de protéger les intérêts turkmènes et d’autre part d’empêcher le PKK turc de bénéficier de l’influence renforcée des Kurdes d’Irak.
L’article 140 de la Constitution
En vertu de la Constitution de 2005, l’Irak se définit comme un Etat « multiethnique et multiconfessionnel », l’article 140 de la loi fondamentale penche en faveur des Kurdes puisqu’il prévoit la tenue d’un référendum à Kirkouk. Par ce vote les habitants diront s’ils veulent ou non être rattaché au Kurdistan, une région déjà dotée d’un Parlement et d’un gouvernement. « Non à l’annexion », répondent les Arabes et les Turkmènes. « Cette ville est un volcan », disent les observateurs. A tout instant celle que les Kurdes ont baptisé « la Jérusalem du nord » peut exploser. Depuis plusieurs semaines le sort de la ville fait l’objet de manifestations dans chacune des communautés. Kirkouk a aussi été la cible d’attentats meurtriers qui ne font que renforcer les tensions.
L’avenir de la région bloque surtout, depuis des mois, la révision de la loi électorale et par voie de conséquence les élections provinciales initialement prévues en octobre 2008. Si ce vote est considéré comme crucial c’est qu’il devrait permettre de réintégrer la communauté sunnite dans le jeu politique irakien dont elle était exclue depuis son boycott du scrutin de 2005. Le vote de l’automne doit désigner des Conseils à la tête de chacune des 18 provinces irakiennes, il aura également valeur de test avant les législatives prévues en 2009.
Le 22 juillet dernier, la loi électorale a été approuvée par les députés dans des circonstances controversées : 140 parlementaires sur 275 étaient présents, la séance a été boycottée par le bloc kurde qui dénonce des irrégularités. Le président de la région autonome du Kurdistan, Massoud Barzani, parle même de « conspiration ». Le président Jalal Talabani et ses deux vice-présidents ont donc opposé leur veto à cette version du texte. Depuis, le projet de loi fait l’objet de nouvelles discussions au Parlement de Bagdad.
Le compromis de l’ONU
A l’origine de ce nouveau blocage : l’article 24 de la loi qui porte sur le statut de Kirkouk. Le texte proposait un report des élections provinciales dans la région et une répartition à part égale du pouvoir au sein du Conseil provincial par l’attribution d’un nombre fixe de sièges par groupe ethnique (Kurdes, Turkmènes et Arabes sunnites). Il prévoyait également de remplacer les forces de sécurité actuelles, les peshmergas kurdes, par des troupes venues d’autres régions d’Irak. Pour éviter la paralysie politique, l’ONU propose aujourd’hui une nouvelle formulation de l’article 24 qui a été soumise aux députés irakiens. Mais ces derniers sont partis en vacances d’été sans trouver d’accord.
Les Nations unies suggèrent un plan en 5 points pour sortir de l’impasse. Le projet consiste à repousser les élections à Kirkouk au plus tard jusqu’en décembre 2009 et à laisser le débat ouvert durant un an pour régler la question. Durant cette période transitoire, le Conseil provincial actuel sera maintenu et une étude démographique pourrait être réalisée. Steffan de Mistura, envoyé spécial de l’ONU pour l’Irak estime que « mieux vaut un référendum ultérieur, appelé à valider un accord négocié, qu’un vote conflictuel, rançon de la logique du fait accompli ».
Aux Etats-Unis la fameuse commission « Baker-Hamilton » s’était exprimé sur la question de Kirkouk, jugeant que la tenue d’un référendum en l’état actuel serait explosive. Le groupe d’études sur l’Irak estime par ailleurs que le dossier nécessitera surement un arbitrage international. Si les dirigeants irakiens ne parviennent pas à régler la question, Kirkouk et sa région pourraient être placés sous administration onusienne comme ce fut le cas pour Brcko en Bosnie Herzégovine.
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