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Pakistan

Le dangereux développement des lashkars, milices villageoises

Article publié le 21/11/2008 Dernière mise à jour le 24/11/2008 à 17:04 TU

Sous pression américaine, les autorités pakistanaises ont commencé à s’appuyer sur des civils pour épauler les forces de police contre les talibans. Ces armées villageoises, ou lashkars, qui étaient essentiellement levées dans les zones tribales, commencent à se développer dans la province frontalière du nord-ouest. Cette initiative pourrait bien, à terme, se retourner contre Islamabad et contre l’Otan en Afghanistan. Reportage avec l’une de ces milices villageoises, au sud de Peshawar.

(Carte : D. Alpoge / RFI)

(Carte : D. Alpoge / RFI)

De notre envoyée spéciale à Badaber, Nadia Blétry

Le village de Badaber se situe à 10 kilomètres au sud de Peshawar. On dit la région gangrénée par les talibans. C’est pour lutter contre ces militants locaux que les résidents du village ont décidé de monter une lashkar, autrement dit une armée de civils. Le député Khush Dil Khan est l’instigateur de cette milice privée. Ce jour-là, il a réuni chez lui quelques-uns de ses hommes pour planifier la patrouille qui se tiendra le soir même. « On a levé cette lashkar quand les insurgés ont fait exploser l’école pour filles du village, il y a quatre mois. C’est inscrit dans notre culture : on doit être capable de se défendre nous-mêmes », explique le député alors que tous les hommes qui l’entourent, assis sur des lits pashtouns, sont armés.

Des milices qui pourraient devenir incontrôlables

Le phénomène des lashkars, auparavant limité aux zones tribales, s’étend désormais à la province frontalière du nord-ouest. Une région gagnée par la « talibanisation ». Pour Muhamad Amir Rana, analyste au sein de l’institut pakistanais de recherche pour la paix, ce nouveau type de lashkar n’est pas sans risque : « Traditionnellement, ces milices villageoises sont nommées par les conseils tribaux, elles sont donc légitimes. Mais celles qui apparaissent aujourd’hui n’ont pas forcément reçu l’appui des tribaux. Elles sont valorisées par le gouvernement mais ne sont pas sans danger. Il se pourrait que dans le futur, elles deviennent de véritable milices privées, incontrôlables. Les miliciens pourraient par exemple rejoindre des groupes criminels ou talibans. Car les alliances sont temporaires. »

Vieux fusils russes

A la nuit tombée, le député Khush Dil Khan a rassemblé tous les volontaires du village de Badaber. Les mains tournées vers le ciel, les hommes prient avant de partir en patrouille. « Nous sommes 50, peut-être même plus. On fait une ronde autour des bâtiments importants comme les institutions gouvernementales, école, hôpital », précise Khush Dil Khan en jetant un regard circulaire. Il est encadré par deux hommes aux cheveux blancs : l’un est borgne, l’autre louche. Tous deux sont armés de vieux fusils russes. Comme la plupart des membres de la patrouille. Face à des talibans, qui sont de véritables combattants, il n’est pas certain que ces villageois puissent faire le poids. Mais à Badaber, les habitants affichent toujours leur détermination à défendre leur territoire. Zaoul Khan, 25 ans, est l’une des plus jeunes recrues de la milice locale. Dans la journée, il est instituteur, le soir, il prend les armes. Pour lui, il n’y a rien de paradoxal : « Veiller à la sécurité des habitants de notre village, c’est absolument nécessaire pour nous. Bien sûr, c’est important  d’enseigner à l’école mais on doit aussi prendre les armes pour lutter contre les activités des mécréants », souligne avec douceur le jeune instituteur.

Soutien du gouvernement

Au mois de novembre, le froid est déjà saisissant et les villageois sont enveloppés dans d’épaisses couvertures. Ils marchent en ordre dispersé à travers les ruelles sombres du village. Certains avancent d’un pas moins alerte et ont déjà perdu le début du cortège. Quelques rares voitures aux vitres teintées viennent encore ajouter au désordre dans le dédale de petites rues en divisant les groupes de villageois. Rapidement, la lashkar révèle sa véritable nature : l’amateurisme. Le gouvernement soutient pourtant vivement ces milices privées ;  il estime que les insurgés oseront moins facilement s’attaquer à des civils originaires de leur propre village qu’à des policiers. « C’est avec l’appui de la population qu’on peut gagner le combat contre l’extrémisme. Depuis que les militants ont détruit l’école, la population de Badaber a décidé de nous soutenir et de faire régner l’ordre ici », souligne l’un des rares officiers de police qui accompagne la patrouille nocturne de Badaber. Pourtant, il n’est pas entièrement sans danger pour les habitants de ces régions de rejoindre les rangs des lashkars. Plusieurs jirgas (ou conseils tribaux) réunissant des armées villageoises ont déjà été la cible de violents attentats. Mais ce soir, la patrouille de Badaber s’est bien passée. Les villageois se saluent avant de se séparer. Khush Dil Khan est optimiste pour l’avenir. « Grâce aux efforts et à la lutte des civils, la situation est maintenant quasiment sous contrôle dans la région », affirme-t-il, avec un large sourire.

Cet enthousiasme contraste pourtant avec l’avis des experts. Privatisation de la sécurité de l’Etat, démission du gouvernement, armement de milices locales : à terme, si Islamabad perdait le contrôle de ces lashkars, la situation pourrait bien devenir explosive.