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05/09/2003
La molécule qui efface nos souvenirs

(MFI) L’homme de l’avenir est celui qui aura la mémoire la plus longue, a dit le philosophe Nietzsche. Mais y a-t-il mémoire sans oubli ? Loin d’être un phénomène négatif, l’oubli se révèle actif et vital. C’est ce que démontrent des chercheurs qui ont mis le doigt sur la molécule qui « gomme » les souvenirs. Ils confirment ainsi que la mémoire est un équilibre entre stockage et effacement de l’information.

Jusqu’ici, les recherches se concentraient surtout sur la mémorisation ; on voulait comprendre comment se fixent les souvenirs. Si ce point est capital, il faut néanmoins s’intéresser à l’autre versant de la mémoire : l’oubli. Selon les chercheurs (1) qui se consacrent à cet aspect négligé, oublier est un processus moléculaire vital. Ce mécanisme serait contrôlé par la molécule Protein Phosphatase 1 (PP1), qui peut effacer les souvenirs ou les empêcher de se former. Présente dans presque toutes les cellules de notre organisme (foie, muscles, peau…), l’enzyme PP1 régule des processus vitaux comme le développement embryonnaire ou encore la division cellulaire. Ce qui était jusqu’ici totalement inédit, c’est son rôle au plan de la mémoire. Mystère que les chercheurs ont tenté de percer en menant diverses expériences sur des souris.
Pour comprendre l’action de la PP1, il faut se rappeler comment les souvenirs sont enregistrés dans l’enchevêtrement des neurones du cerveau. La mémorisation se déroule en plusieurs temps. L’information, sous forme d’influx nerveux, passe d’abord la « porte d’entrée » (hippocampe). Puis elle parvient aux neurones où elle provoque la libération de molécules (dopamine, acétycholine…). Celles-ci vont se fixer sur des récepteurs post-synaptiques, ce qui active une autre enzyme essentielle : la kinase. Celle-ci demande alors à l’ADN des neurones de produire les protéines nécessaires à la construction de nouvelles synapses à partir de celles existantes. En altérant ainsi les synapses, la kinase assure l’enregistrement des informations, un peu comme les informations numériques se gravent sur un CD par altération de sa surface. La mémorisation, c’est donc un remodelage des réseaux neuronaux qui requiert la croissance de nouvelles synapses. Et c’est là qu’intervient la fameuse PP1. Son entrée en action peut, selon les chercheurs, empêcher la croissance ou encore provoquer la disparition de synapses existantes, détruisant alors des souvenirs déjà stockés.


J’apprends et puis… j’oublie

Les chercheurs se sont demandé si la PP1 avait une influence sur la persistance des souvenirs à long terme. C’est pourquoi ils ont entraîné des souris à retrouver, dans une piscine, une plate-forme qui leur sert de refuge. Au fur et à mesure des essais, les chercheurs donnent aux rongeurs de plus en plus d’informations, destinées à être mémorisées, afin qu’ils nagent directement vers le refuge. Au bout de neuf jours, la plate-forme est retirée de la piscine. Au départ, les souris « normales » la recherchent au bon endroit. Mais au fil du temps, elles commencent à perdre leurs repères. Et, au bout de six semaines, elles ne se souviennent plus du tout du chemin. En revanche, les souris chez lesquelles les chercheurs ont réduit l’activité de la PP1 gardent le souvenir intact durant six semaines.
Ainsi, indépendamment de son action pour empêcher la formation des souvenirs, la PP1 provoque aussi l’oubli des informations déjà enregistrées dans le cerveau. Comment ? En fait, deux mécanismes pourraient intervenir, selon que l’on considère l’oubli total ou l’oubli transitoire. D’après les chercheurs, les informations qui ont peu d’importance peuvent être définitivement gommées, tandis que celles qui sont plus fondamentales sont juste occultées provisoirement. La PP1 peut bloquer le renouvellement des synapses lors d’un nouvel apprentissage, entraînant l’effacement progressif et irréversible du souvenir. Ou elle peut inhiber le rappel de souvenirs déjà constitués, selon des mécanismes qui restent à découvrir...


Eviter le bourrage de crâne et faire le tri

« Qu’importe que l’on ne sache pas encore tout !, dit Eric Kandel, prix Nobel de médecine 2000, la découverte de la molécule de l’oubli est en soi un formidable pas en avant. » Elle démontre que, loin de n’être que le résultat du temps qui passe, l’oubli est un processus biologique à part entière. Un mécanisme qui s’avère précis, contrôlé et capital. En effet, en freinant la formation de certains souvenirs, lors d’un apprentissage intensif, la PP1 préserve notre mémoire de la saturation. Un fier service pour éviter le bourrage de crâne ! De plus, en supprimant des souvenirs, elle nous aide à faire le tri entre ceux qui sont essentiels pour la cohérence de l’individu, ceux qui le sont moins et enfin ceux qui ne le sont pas du tout. Elle nous permet, en somme, de ne pas encombrer notre cerveau de souvenirs superflus. Si nous devions nous souvenir de tout ce que nous voyons et entendons, la vie serait un cauchemar !
Les neuropsychologues en sont empiriquement convaincus depuis un siècle. Aujourd’hui, la PP1 leur offre une réponse biologique. La nouvelle devrait intéresser également tout ceux qui cherchent des traitements pour restaurer la mémoire défaillante. Au lieu de tenter de stimuler les capacités de mémorisation, on pourrait à l’inverse tenter de bloquer celles de l’oubli. Reste à en apprendre un peu plus sur la PP1 et ses fonctions.


Isabelle Santos

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(1) Equipe de recherche de l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich (Suisse) dirigée par Isabelle Mansuy, biologiste française.


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