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vendredi 22 août 2008

Portugal : une ténébreuse affaire


© Grande Reportagem

© Grande Reportagem

L'affaire de pédophilie de la Casa Pia a défrayé la chronique dans le Portugal du début des années 2000. La « Casa Pia » a aussi constitué un grand moment médiatique qui a fait trembler l’establishment politique.
Elle a jeté une lumière crue sur certaines contradictions et tensions de la société portugaise, à l'heure où les journalistes, héritiers de l'esprit de 1974 (la Révolution des Œillets), s'interrogent sur leur métier
.



Le Salazarisme

Le Portugal est un pays « jeune » au plan médiatique. L’essor de la presse indépendante correspond, au milieu des années 70, à la fin de la dictature et du règne autoritaire instauré par le régime de Salazar.

Comme le franquisme, autre grand régime d’inspiration totalitaire en Europe du Sud, le salazarisme s’est inscrit (sous l’égide de l’Etat nouveau) dans la durée -  près de 40 ans - et a produit un véritable système, d’une grande cohérence, marqué par un fort conservatisme social aux ambitions manifestes : il s’agissait pour Salazar de réinvestir les grandes valeurs historiques, jugées constitutives de l’identité du Portugal. On citera le catholicisme, bien sûr ; ou la dimension ultramarine et conquérante héritée de la période de la royauté et des grandes explorations : ainsi Salazar inaugure une politique véritablement colonialiste, au moment où le colonialisme européen est en recul progressif.

La fameuse révolution des Œillets, en avril 1974, marque avant tout la fin de l’aventure coloniale, qui devait entrainer l’État salazariste dans son déclin.

Ruptures

(DR)

La rupture, à partir de 1974, ne pouvait qu’être radicale : les médias ont été des vecteurs privilégiés de cette rupture, et s’inscrivaient dans une mouvance progressiste, de gauche, très marquée. S’il y a eu une révolution culturelle au Portugal, elle a largement été illustrée et portée par la presse. Elle a toutefois été progressive.

Un titre a synthétisé et porté les aspirations au changement : c’est l’Expresso, fondé en 1973, alors proche de l’aile libérale de l’Assemblée nationale. Dans les années suivant la révolution, O Expresso devient l’hebdomadaire de référence : les meilleurs journalistes du Portugal y font leurs classes, et son contenu illustre les profondes mutations de la société portugaise.

D’autres hebdomadaires de qualité diversifient progressivement le paysage des médias : tels Visao, Grande Reportagem (créé en 1993, depuis disparu), ou récemment Sol (2006).

Il faudra attendre 1990, avec la naissance du Publico, formé par des journalistes de l’Expresso, pour rénover profondément le secteur de la presse quotidienne, restée jusque là très traditionnaliste.

Jose Vitor Malheiros, éditorialiste au quotidien Publico

La presse portugaise, entre héritage français et héritage anglo-saxon.

écouter 2 min 1 sec

11/08/2008 par Thierry Perret


Le Publico propose un nouveau regard, quotidien cette fois, sur un pays qui vient d’entrer (en 1985) dans l’Union européenne et dont l’économie est en plein essor : la croissance sera exponentielle jusqu’à la fin des années 90. Les modes de vie évoluent rapidement : le Portugal s’ouvre à l’international, les jeunes Portugais découvrent la société de consommation, Lisbonne se couvre de chantiers (en 1998 a lieu l’Exposition universelle qui donne lieu à une intense reconversion urbaine),  et devient une capitale culturelle qui attire artistes et intellectuels : le rythme s’accélère et trouve son nouveau tempo dans les pages du Publico, qui développe une forte section internationale, couvre avec dynamisme une riche actualité culturelle et reflète les nouvelles aspirations au modernisme et au bien-être qui remodèlent la physionomie de la société portugaise.

(DR)

Président de l’Observatoire de la Presse, actuel médiateur du quotidien Publico, Joaquim Vieira s'inquiète de la dégradation du métier de journaliste au Portugal…

 

Récession économique et repli sur soi

L’autre grande rupture est marquée, au début des années 90, par un changement profond dans l’audiovisuel, et par l’irruption de la télévision et de la radio privées. Les stations de radios prolifèrent sur la bande FM, et le secteur public de la télévision (RTP) doit compter désormais avec de sérieux concurrents : les chaînes SIC et TV1 sont les plus dynamiques parmi les télévisions d’audience nationale.

Les Portugais se branchent alors sur la télé et ne la quittent plus : en 2008 une étude indique que plus de 90% des Portugais privilégient la télévision. Celle-ci est axée sur le divertissement et diffuse maintes séries, non seulement américaines : on est ici dans l’ère lusophone et les fameuses télénovelas brésiliennes envahissent les écrans, bientôt rejointes par leurs équivalentes portugaises.

(RTP)

(RTP)

On assiste aussi au développement d’une presse populaire très tape-à-l’œil et agressive, d’autant plus agressive que la croissance du lectorat reste faible (le Portugal se signale par un des plus bas taux de consommation de la presse écrite en Europe), et que la récession du début des années 2000 rend l’exploitation des titres très aléatoire.

Cette presse populaire – rejointe dans les années 2005 par la presse gratuite – s’illustrera notamment dans la couverture très discutable des faits divers et de certaines grandes « affaires » dont celle de la Casa Pia est la plus symptomatique.

Toutefois, malgré ce dynamisme apparent, et au fil des années il est apparu que la rupture pouvait n’être que très relative. Et que, passé un temps d’ajustement et d’ouverture, la dynamique sociale conduisait à un nouveau compromis entre les forces de changement et les groupes intéressés à maintenir une continuité avec le passé.

En parallèle, si la scène des médias se montre très mouvante, sa créativité (de nombreux organes de presse apparaissent et disparaissent) est pleine d’aléas et se joue dans un milieu professionnel restreint. Une grande proximité s’observe ainsi au Portugal entre les milieux politiques et le monde des médias ou de la culture : proximité qui témoigne en vérité d’un phénomène très caractéristique, celui de l’élitisme.

Le Portugal, de Salazar à aujourd’hui, est un pays majoritairement rural et pauvre, où domine et se reproduit entre elle une élite prospère et cultivée aux effectifs réduits. L’élitisme a évidemment pour effet d’instaurer un contrôle étroit sur l’évolution sociale, et il favorise la connivence entre les membres de la catégorie supérieure. La presse, les médias sont, comme les autres acteurs, insérés dans cette situation. Situation qui n’est pas figée, mais qui limite les efforts d’émancipation.

La Casa Maldita

La Casa Pia est un organisme religieux, plusieurs fois centenaire, d’accueil des orphelins et enfants en difficulté. C’est une institution très respectée, dans laquelle un énorme scandale  éclate en 2002 avec la révélation d’un vaste phénomène de pédophilie dont on découvre alors qu’il couve depuis plusieurs décennies.

<em>Le jour du jugement</em>...

Le jour du jugement...

La mise au jour du scandale par la journaliste Felicia Cabrita qui travaille alors à l’Expresso et à la télévision SIC, force la justice à se saisir de l’affaire qui implique de nombreux membres de l’élite dirigeante : hommes politiques de divers bords, notamment de gauche, avocats, hommes d’affaires, et même journalistes et acteurs des médias, tel Carlos Cruz, un présentateur vedette de la télévision portugaise dont la notoriété pourrait être comparée à celle d’un Michel Drucker en France…. Le retentissement est donc considérable. Cet événement suscité par une journaliste indépendante aura fait  les « choux gras » des médias portugais, ceci à une phase jugée délicate de l’évolution d’un secteur fragilisé par la crise économique dans un contexte de course à l’audience ou au lecteur.

L’affaire Casa Pia, toujours en cours d’instruction,  si elle a marqué le triomphe de la presse – sans laquelle rien ne serait arrivé –, a aussi projeté les journalistes et leur responsabilité sur le devant de la scène (*).

La peur d'exister

Aujourd’hui, les critiques sur le fonctionnement des médias portugais sont nombreuses, émanant de tous les horizons, y compris de la corporation elle-même. Où l’on discerne la nostalgie d’un temps pas si ancien où, à l’époque de la lutte contre la dictature et de la révolution,  l’engagement des journalistes, comme des autres acteurs sociaux, avait permis un sursaut notable.

Un observateur profond et acerbe de la société portugaise comme le philosophe José Gil a livré, dans un ouvrage paru en novembre 2004 - au moment précis où s’ouvre le procès à grand spectacle de la Casa Pia (**)-, un diagnostic inquiétant de l’état du pays et de ses médias ; à commencer par la télévision, accusée de fonctionner comme un puissant euphorisant qui conduit à une déréalisation généralisée. Cette « non-inscription » dans le réel (concept forgé par José Gil) n’est pas propre au Portugal ; mais elle trouve dans ce pays qui n’a pas réglé tous ses comptes avec le passé totalitaire des ferments efficaces. Le journaliste Rui Araujo constate, pour sa part, que le peuple portugais est un peuple «endormi»…

__________________

 (*) Parmi les nombreux rebondissements du procès Casa Pia, il faut évoquer la convocation par la justice,  en novembre 2004 de… 53 journalistes travaillant pour les principaux médias nationaux, pour violation du secret de l’instruction !

(**) Portugal, Hoje: O Medo de Existir, Relógio d'Água, Lisboa, Novembro de 2004

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