Le triomphe de la presse de « boulevard »
Non loin du cœur historique de Bratislava, sur une large avenue comme tant d’autres, à l’uniformité parfaite, un bâtiment moderne en verre : c’est le siège du groupe suisse Ringier, un de ces groupes de presse internationaux qui ont investi le marché slovaque ces dernières années. Ringier produit ici une bonne dizaine de titres, des magazines à grand tirage, conçus pour une clientèle populaire, dont le « fleuron » de la série : Novy ças, quotidien le plus lu de Slovaquie, modèle de ce qu’on appelle ici la presse de « boulevard ».
Novy ças regorge de photos de femmes plus ou moins nues, qui illustrent des sujets légers ou des sujets chocs. C’est un parfait composé d’information grand public, de rubriques people et d’enquêtes à scandale, que le lectorat s’arrache.
Créé en 1991, après la libéralisation à l’Est, et deux ans avant la partition de la Tchécoslovaquie en deux États, Novy ças signifie Les temps nouveaux en slovaque. On saura qu’avec 180 000 exemplaires en moyenne vendus, ces temps nouveaux illustrent une époque : celle de la presse qui vend à tout prix.
La presse populaire a envahi le paysage de la Slovaquie, laquelle n’est sans doute pas un cas d’espèce. Elle illustre à sa façon une évolution, constatée ces dernières années un peu partout dans l’ancienne Europe socialiste.
Après la chute du mur de Berlin et la Révolution de velours en 1989, après la séparation des États tchèque et slovaque, le paysage des médias s’est diversifié. Ceci à un degré surprenant si l’on observe que la population slovaque ne dépasse guère les 5 millions d’habitants, et que l’on compte 6 quotidiens, plus d’une centaine de magazines ; une trentaine de radios privées, nationales ou régionales, et une prolifération de canaux de télévision, dont 4 télévisions d’audience nationale…
Les capitaux nationaux et étrangers se sont déversés sur le secteur.
On a cité pour la presse écrite le groupe Ringier ; on pourrait parler de l’allemand Petit Press, qui a également investi le marché de la presse gratuite, en plein boom (*).
Côté télévision, même chose : une privée comme Télé Markiza a un actionnaire américain majoritaire.
Des affaires de gros sous, mais pas seulement : les hommes politiques sont souvent tapis derrière les ondes ou les colonnes de la presse. Et les médias reflètent le plus souvent des tendances politiques.
Dynamisme et instabilité, recherche du profit et de l’audience à tout prix. Tels sont les médias slovaques, parmi lesquels un petit nombre d’organes sont considérés comme sérieux : par exemple les quotidiens Pravda ou SME, qui touchent plutôt une élite, et dont la clientèle se situe du côté de la droite libérale. Ceci pour dire qu’on est loin des aspirations, d’il y a quelques années seulement, à une information libre et de qualité.
Printemps de Prague=printemps médiatique
Mémorial aux manifestations de novembre 1989. Le 28 novembre, le Parti communiste tchécoslovaque abandonnait le pouvoir.
(CC)
Il faut évoquer une date, presque un mythe : Prague 1968.
Le fameux printemps tchécoslovaque aura duré quelques mois. De janvier à août 68, il fut aussi un printemps médiatique, qui a permis un épanouissement sans précédent de l’expression. C’est ce dont témoignent des anciens comme Zuzana Krutka, à l’époque encore à l’Université, qui est aujourd’hui présidente du syndicat des journalistes slovaques.
On est venu la rencontrer au siège du syndicat, en plein centre ancien de Bratislava, là où circule le tram et où de petites rues pavées sinuent entre des palais d’époque baroque ou classique.
Zusana Krutka nous accueille en compagnie d’un des doyens de la presse slovaque, Juraj Veres, qui a beaucoup à nous apprendre sur cette histoire encore si présente. Il fut l’un des premiers titulaires de la chaire de journalisme à l’université de Bratislava. Il avait participé avec enthousiasme, comme tant d’intellectuels, au printemps pragois, qui a vu les médias nationaux se mettre à l’heure du changement et de son esprit critique.
En septembre 1968, les chars soviétiques sont à Prague. Et comme beaucoup d’autres, Juraj Veres est alors –professionnellement- liquidé. On lui interdit d’exercer sa profession. Plus chanceux que d’autres, il trouvera un travail au… zoo de Bratislava. Il reste 20 ans parmi les animaux, avant de leur dire adieu en 1989. C’est la Révolution de velours, les langues à nouveau se délient. Le professeur est réhabilité, il se relance dans le journalisme. Et prend la rédaction en chef d’un quotidien au nom fameux : Narodna Obroda, héritier en 1990 d’un journal d’inspiration nationaliste qui avait disparu à l’arrivée des communistes.
Les premières années de la Révolution de velours sont vécues avec ferveur, avant que de nouvelles contraintes apparaissent. D’abord proche du gouvernement, le quotidien finit par déplaire au Premier ministre, Vladimir Meciar, qui l’accule à la banqueroute. Le quotidien doit, pour sa survie, faire appel à un investisseur étranger : ce sera le groupe français Hersant, pour peu de temps. Mais Juraj Veres n’est plus l’homme d’un journalisme qui se doit désormais d’être opportuniste, et surtout rentable. Il est remercié. Plus tard, Narodna Obroda se sabordera, en fusionnant (en 2005) avec le quotidien SME.
Résumons : il y a eu le printemps de Prague. Un changement radical dans la vie politique comme dans les journaux. Il y a eu 1989, chute du mur, et un 2e printemps des médias tchécoslovaques, et donc slovaques. Là encore de courte durée : la censure, ou quelque chose qui ressemble à la censure, se fait économique. Et le journalisme change de nature.
L’heure du libéralisme a sonné
Le nouveau paysage des médias slovaques, celui de la consommation marchande, c’est aussi un paysage télévisuel qui a explosé.
Grâce à un secteur privé dynamique, illustré par la chaîne Markiza : un peu plus de dix ans après sa création elle est la première télé en termes d’audience, avec à ses côtés TV Joj, ou la chaîne d’information TA3, et bien d’autres encore, plus une offre abondante d’images étrangères.
Partout, une règle : la recherche de l’audience et de la publicité, avec les résultats qu’on imagine. La télé slovaque est tape-à -’œil, elle diffuse une majorité de séries américaines, elle produit avant tout du divertissement et du reality-show.
La Slovaquie est donc entrée dans l’ère libérale, en même temps qu’elle faisait l’expérience d’une autonomie étatique. La société slovaque a dû absorber ces divers chocs. Un point au moins positif, tous nos interlocuteurs slovaques nous le disent, elle aurait semble-t-il réglé sans dommages la question nationale : en Slovaquie, on se sent slovaque, une identité qui renvoie à la longue histoire, à l’empire austro-hongrois et à l’émergence au milieu du XIXe siècle d’un nationalisme slovaque.
Réglée, la question nationale ? Beaucoup d’observateurs pourtant en doutent, alors qu’il reste, comme dans toute cette Europe orientale, à donner leur place aux minorités – ici les minorités sont hongroises, et elles sont rom –.
L'enjeu est ailleurs. Il serait dans la gestion d’un libéralisme débridé, selon la formule consacrée, qui menace une société autrefois homogène et désormais très inégalitaire.
De parti-pris
La Slovaquie a été dopée par son entrée dans l’Union européenne, en 2004. Ce fut une entrée laborieuse, mais depuis le gouvernement a mis les bouchées doubles, et en janvier 2009 la Slovaquie devrait être la première république de l’ancien Bloc de l’est à entrer dans la zone euro. Quand on voit d’où l’on vient, c’est un bel exploit pour la coalition gouvernementale dirigée par Robert Fico (Parti Direction-Social démocratie).
Mais l’exploit a son prix : et c’est justement la flambée des prix. C’est l’accroissement de la pauvreté qui domine des régions entières de ce pays resté très rural.
Pour le poète Albert Marencin, les tensions sont donc fortes aujourd’hui dans la société slovaque. Et les médias sont loin d’avoir une vertu apaisante. La concurrence effrénée à laquelle ils se livrent, leur alignement sur des forces politiques elles-mêmes très divisées, alimenteraient au contraire les antagonismes.
«C'est une paire de ciseaux qui s'ouvrent de plus en plus... entre ceux qui travaillent et ceux qui, sans travail, sont devenus riches. Le gouvernement actuel fait tout pour apaiser cette tension»
Pour protester contre la loi sur la presse, les Une des journaux se transforment en Avis de décès.
(Source : Euxtv)
Des médias considérés comme néfastes. Des médias accusés de vulgarité et de parti-pris. C’est peut-être ce qui explique le défi lancé aux journalistes par le gouvernement de Robert Fico, depuis l’an dernier, depuis 2007. Un défi qui s’est cristallisé autour de la discussion sur la nouvelle loi sur la presse. Importante, cette loi… la première loi sur la presse depuis 1966. Ce qui veut dire que pendant 40 ans, on a procédé à quelques aménagements, on a préparé des projets de réforme. Mais sans lendemain.
Cette fois, le gouvernement slovaque est allé jusqu’au bout. Pour une réforme qui a profondément divisé le pays, et entraîné des protestations unanimes dans les médias. L’Europe s’en est même inquiétée : en l’occurrence l’OSCE, l’organisation pour la sécurité et la coopération en Europe. C’est que plusieurs dispositions du projet marquaient un recul pour la liberté de presse. Projet finalement amendé, adopté en avril 2008. Mais qui déçoit le syndicat des journalistes.
Pourquoi une loi sur la presse ?
Des observateurs inquiets ou mécontents, une loi contestée, des médias critiqués. Un passé, aussi, qui pèse lourd… La Slovaquie est un pays en mouvement, qui mise sur un développement économique dont chacun sait qu’il risque de bousculer des équilibres fragiles. Telle est la question esquissée derrière ce tableau d’une presse slovaque devenue presque comme les autres.
(*) Des groupes étrangers qui ont tendance, en plus, à fusionner, à prendre des participations croisées : comme lorsque Ringier s’allie avec l’allemand Grûner plus Jahr, et avec Berthelsman.
(**)La liberté de la presse menacée. Reportage (en anglais) de la chaîne EUX tv, en cliquant >ici
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13/08/2008 à 21:26 TU