Turquie
La maison des morts-vivants
Dans une maison d'Istanbul, des proches de détenus poursuivent par solidarité une grève de la faim pour protester contre la réforme des prisons. Là, dans une ambiance de fanatisme sept personnes sont déjà mortes. Reportage.
De notre correspondant en Turquie
Dans le mortel bras de fer qui oppose le gouvernement turc aux centaines de détenus politiques en grève de la faim depuis plusieurs mois (19 morts depuis le 21 mars), il est un lieu emblématique de la terrible détermination de ces militants d'extrême gauche. C'est, dans la banlieue rouge de Küçükarmutlu, au nord d'Istanbul, une modeste maison basse aux murs de parpaings non finis, sur laquelle on a grossièrement recouvert les lettres DHKC, le Front Révolutionnaire de Libération du Peuple. Ce mouvement maoïste clandestin, spécialiste de la guérilla urbaine, est à la tête de la contestation dans les prisons turques, et ce depuis des années.
Cette maison, d'où l'on surplombe le détroit du Bosphore et les collines bourgeoises d'Istanbul, est la demeure de Senay et Yücel Hanoglu. Lui est incarcéré dans une prison «de type F» proche d'Izmit, où il observe une grève de la faim «tournante», elle est morte le 22 avril après 160 jours d'un jeûne de solidarité avec son mari. Elle laisse 2 jeunes enfants derrière elle, qui seront élevés par une belle s£ur, et dans le même culte de l'engagement total pour une cause révolutionnaire jalonnée de martyrs. La relève est assuréeà
Déterminés à aller «jusqu'au bout»
Le défilé est permanent, chez les Hanoglu, pour soutenir les autres grévistes de la faim, puisque pas moins de 7 personnes participaient au mouvement, entamé à l'automne. Le 9 avril, c'est Gülsüman Ada Dönmez, 38 ans, qui était morte, suivie le 15 de Canan Kulaksiz, 19 ans. Restent là, tous à plus de 4 mois de privation de nourriture, Zehra Kulaksiz, 22 ans, Hulya Simsek, 39 ans, Fatma Sener, 22 ans, et Resit Sari, 42 ans; ils sont tous alités, un bandeau rouge au front pour marquer leur appartenance à l'Alévisme, une branche hétérodoxe de l'Islam en rupture de ban avec le pouvoir turc, et traditionnellement marquée à gauche.
Dans la petite pièce d'entrée où l'on retire ses chaussures, un écriteau ordonne:«gardez le silence, n'embrassez pas les malades, respectez les règles». Le mur du couloir est orné des photos des trois premiers martyrs, au pied desquelles des fleurs ont été déposées. Dans le petit salon, des amis, des inconnus, des militants, des défenseurs de la cause comme ces deux chanteurs qui tentent de forcer la main au gouvernement pour accéder aux requêtes des prisonniers et faire cesser ce qui est depuis longtemps le plus meurtrier des mouvements de grève de la faim des annales de la planète. On parle doucement, on sort de temps en temps pour fumer une cigarette, on pousse la porte d'une des chambres pour faire un signe d'encouragement aux grévistes, sans s'attarder pour ne pas les fatiguer plus.
L'air de la maison est saturé d'eau de Cologne, pour chasser l'odeur de vomis, car les grévistes ont un système digestif complètement perturbé et rendent régulièrement.
Zehra, étudiante à l'Université comme sa s£ur décédée il y a dix jours, sirote lentement dans un verre d'eau, à la paille. Elle jeûne depuis 157 jours, a perdu plus de 20 kilos, mais parle encore de manière audible. Et surtout déterminée. «C'est un devoir humanitaire, de s'opposer à l'isolement des prisons de type F, ça n'a rien à voir avec un engagement politique». Il n'empêche que son c£ur penche pour Che Guevara, dont le portrait trône au milieu des fleurs, sur la table de chevet. Elle refuse de manger pour soutenir son oncle Mehmet, incarcéré à la prison d'Edirne, près de la frontière bulgare. Elle n'a pas le moindre doute : «je sais ce qu'il y a au bout, mais je sais aussi pourquoi je fais ça», dit-elle doucement, les joues creuses et le regard terne. «Mais je n'abandonnerai mon jeûne, comme mes camarades, que quand toutes les revendications des prisonniers auront été satisfaites et quand ils arrêteront eux-mêmes le mouvement», ajoute-t-elle.
Autant dire : jamaisà Car les prisonniers politiques n'en sont pas à leur coup d'essai, et ne cessent de faire monter les enchères face à un gouvernement qui a pu montrer, mi-décembre, une certaine flexibilité. En juillet 1996, un mouvement similaire s'était soldé par la mort, en prison, de douze détenus. Cet automne, devant l'imminence de l'entrée en service de ces prisons de type F, faites de cellules de une ou trois personnes à la place des vastes dortoirs précédents, ils relancent leur grève de la faim, qui est brutalement brisée par un assaut de la gendarmerie faisant 32 morts. Une dizaine de détenus s'immolent par le feu. Et le mouvement continue après leur transfert dans les prisons modernes; pire: il s'étend même à l'extérieur, avec les proches et parents des détenus. Manifestement dépassé par l'ampleur du mouvement, et échaudé par la manière forte, Ankara se mure dans le silence, aidée en cela par une opinion internationale peu mobilisée.
Dans le mortel bras de fer qui oppose le gouvernement turc aux centaines de détenus politiques en grève de la faim depuis plusieurs mois (19 morts depuis le 21 mars), il est un lieu emblématique de la terrible détermination de ces militants d'extrême gauche. C'est, dans la banlieue rouge de Küçükarmutlu, au nord d'Istanbul, une modeste maison basse aux murs de parpaings non finis, sur laquelle on a grossièrement recouvert les lettres DHKC, le Front Révolutionnaire de Libération du Peuple. Ce mouvement maoïste clandestin, spécialiste de la guérilla urbaine, est à la tête de la contestation dans les prisons turques, et ce depuis des années.
Cette maison, d'où l'on surplombe le détroit du Bosphore et les collines bourgeoises d'Istanbul, est la demeure de Senay et Yücel Hanoglu. Lui est incarcéré dans une prison «de type F» proche d'Izmit, où il observe une grève de la faim «tournante», elle est morte le 22 avril après 160 jours d'un jeûne de solidarité avec son mari. Elle laisse 2 jeunes enfants derrière elle, qui seront élevés par une belle s£ur, et dans le même culte de l'engagement total pour une cause révolutionnaire jalonnée de martyrs. La relève est assuréeà
Déterminés à aller «jusqu'au bout»
Le défilé est permanent, chez les Hanoglu, pour soutenir les autres grévistes de la faim, puisque pas moins de 7 personnes participaient au mouvement, entamé à l'automne. Le 9 avril, c'est Gülsüman Ada Dönmez, 38 ans, qui était morte, suivie le 15 de Canan Kulaksiz, 19 ans. Restent là, tous à plus de 4 mois de privation de nourriture, Zehra Kulaksiz, 22 ans, Hulya Simsek, 39 ans, Fatma Sener, 22 ans, et Resit Sari, 42 ans; ils sont tous alités, un bandeau rouge au front pour marquer leur appartenance à l'Alévisme, une branche hétérodoxe de l'Islam en rupture de ban avec le pouvoir turc, et traditionnellement marquée à gauche.
Dans la petite pièce d'entrée où l'on retire ses chaussures, un écriteau ordonne:«gardez le silence, n'embrassez pas les malades, respectez les règles». Le mur du couloir est orné des photos des trois premiers martyrs, au pied desquelles des fleurs ont été déposées. Dans le petit salon, des amis, des inconnus, des militants, des défenseurs de la cause comme ces deux chanteurs qui tentent de forcer la main au gouvernement pour accéder aux requêtes des prisonniers et faire cesser ce qui est depuis longtemps le plus meurtrier des mouvements de grève de la faim des annales de la planète. On parle doucement, on sort de temps en temps pour fumer une cigarette, on pousse la porte d'une des chambres pour faire un signe d'encouragement aux grévistes, sans s'attarder pour ne pas les fatiguer plus.
L'air de la maison est saturé d'eau de Cologne, pour chasser l'odeur de vomis, car les grévistes ont un système digestif complètement perturbé et rendent régulièrement.
Zehra, étudiante à l'Université comme sa s£ur décédée il y a dix jours, sirote lentement dans un verre d'eau, à la paille. Elle jeûne depuis 157 jours, a perdu plus de 20 kilos, mais parle encore de manière audible. Et surtout déterminée. «C'est un devoir humanitaire, de s'opposer à l'isolement des prisons de type F, ça n'a rien à voir avec un engagement politique». Il n'empêche que son c£ur penche pour Che Guevara, dont le portrait trône au milieu des fleurs, sur la table de chevet. Elle refuse de manger pour soutenir son oncle Mehmet, incarcéré à la prison d'Edirne, près de la frontière bulgare. Elle n'a pas le moindre doute : «je sais ce qu'il y a au bout, mais je sais aussi pourquoi je fais ça», dit-elle doucement, les joues creuses et le regard terne. «Mais je n'abandonnerai mon jeûne, comme mes camarades, que quand toutes les revendications des prisonniers auront été satisfaites et quand ils arrêteront eux-mêmes le mouvement», ajoute-t-elle.
Autant dire : jamaisà Car les prisonniers politiques n'en sont pas à leur coup d'essai, et ne cessent de faire monter les enchères face à un gouvernement qui a pu montrer, mi-décembre, une certaine flexibilité. En juillet 1996, un mouvement similaire s'était soldé par la mort, en prison, de douze détenus. Cet automne, devant l'imminence de l'entrée en service de ces prisons de type F, faites de cellules de une ou trois personnes à la place des vastes dortoirs précédents, ils relancent leur grève de la faim, qui est brutalement brisée par un assaut de la gendarmerie faisant 32 morts. Une dizaine de détenus s'immolent par le feu. Et le mouvement continue après leur transfert dans les prisons modernes; pire: il s'étend même à l'extérieur, avec les proches et parents des détenus. Manifestement dépassé par l'ampleur du mouvement, et échaudé par la manière forte, Ankara se mure dans le silence, aidée en cela par une opinion internationale peu mobilisée.
par Jérôme Bastion
Article publié le 27/04/2001