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Algérie

Répression violente d'une marche historique

Le pouvoir algérien a tenté jeudi 14 juin 2001 d'empêcher par tous les moyens près d'un million de manifestants contre la répression violente du «printemps kabyle» (près de 80 morts) de se rendre jusqu'à la présidence de la République. De violents affrontements ont éclaté près de la place du 1er Mai.
«Pouvoir assassin», «halte à la hogra» (mépris), «Ulac Smah» (Pas de pardon). Souvent torse nu, sous une forte chaleur estivale, arborant drapeaux, banderoles et bandeaux noirs en signe de deuil, des centaines de milliers de manifestants, souvent très jeunes, ont participé à la plus importante manifestation que l'Algérie ait connu depuis son indépendance. Certains étaient armés de bâtons et de gourdins et tapaient sur les glissières de sécurité de la route du front de mer, avant de se rassembler sur la place du 1er Mai. Nombreux étaient les portraits du chantre de la culture berbère, le chanteur Matoub Younès assassiné en 1998. Ses chansons ont été le leitmotiv de ce défilé historique. Jusqu'au moment où les premiers affrontements ont éclaté entre la police anti-émeute et les manifestants qui venaient de brûler des pneus sur le bas-côté du parcours, notamment dans les faubourgs de Hussein Dey et Belcourt.

Deux morts et plus de 400 blessés

Ces violents affrontements ont commencé lorsque les forces de l'ordre ont voulu empêcher les manifestants de prendre la direction du palais présidentiel. Des jeunes ont tenté de forcer le cordon de policiers barrant l'avenue menant à la Présidence en jetant des pierres et des projectils divers sur la police. Celle-ci a riposté d'abord par d'intenses tirs de grenades lacrymogènes, et ensuite en tirant des balles réelles sur des manifestants qui tentaient de dresser des barricades. La police a essayé de repousser par tous les moyens cette immense foule vers le front de mer, alors qu'un incendie ravageait un dépôt de bus de la ville d'Alger et qu'une épaisse fumée noire commençait à recouvrir les quartiers est et les hauteurs de la «ville blanche». Au même moment, des hangars du port étaient pris d'assaut avant d'être pillés par des manifestants en colère.

Selon des sources médicales, deux journalistes algériens ont été tués et de nombreux blessés -plus de 400- ont été admis à l'hôpital Moustapha. Certains, arrivés le visage en sang, avaient été poursuivis par la police à l'intérieur des jardins de l'hôpital, selon l'AFP.

La veille le ministère de l'Intérieur avait rendu public un communiqué demandant aux organisateurs de la marche de revenir sur leur décision de se rendre au palais présidentiel, et de s'en tenir au parcours habituel, allant de la place du 1er Mai à celle des Martyrs. Ce communiqué avait aussitôt provoqué la colère non seulement de la Coordination des associations traditionnelles, mais aussi des partis ayant appelé à participer à ce défilé. Même Saïd Saadi, le leader du RDC qui n'a quitté le gouvernement que tout dernièrement, bien après le début du «printemps kabyle» a qualifié sur nos antennes de «man£uvre stalinienne» ce communiqué qui a véritablement mis le feu aux poudres. Le ministre parlait en effet des «contacts» avec des organisateurs anonymes de la marche, qui auraient accepté de modifier le parcours, alors que les vrais responsables de la manifestation ont toujours refusé de négocier quoi que ce soit avec le pouvoir. «Nous n'avons jamais demandé la moindre autorisation des autorités. On veut semer la zizanie, la confusion parmi les manifestants, en somme, manipuler une fois de plus la rue», avait déclaré M. Abrika, membre du comité ad hoc installé dans la maison de la culture Kateb-Yacine, à Tizi Ouzou.

Lors des autres marches organisées ces dernières semaines par cette coordination ou par des partis politiques, le pouvoir algérien s'était contenté -ou avait été obligé- de laisser faire. Sous la pression des manifestants, il avait préféré éviter une confrontation directe entre les forces de l'ordre et les centaines de milliers de jeunes, de femmes, de vieux en colère. Parfois il avait tenté, sans succès, de bloquer l'arrivée des manifestants à Alger, en plaçant des barrages policiers aux principaux points d'accès de la capitale. Mais, cette fois-ci, il a été d'autant plus incapable d'arrêter le fleuve humain de manifestants en provenance de l'est du pays, que beaucoup d'entre eux avaient rejoint la capitale dès mardi ou mercredi. Ils avaient littéralement campé non loin de la place du 1er Mai, en attendant l'arrivée des autres manifestants.

Parallèlement, les organisateurs avaient pris soin de tout prévoir. Dès la semaine précédant la marche du 14 juin des centaines de bus et un train ont été mis à la disposition du comité organisateur à Bejaïa, mais des préparatifs semblables ont été signalés un peu partout en Kabylie. «Il est difficile d'évaluer combien de centaines de milliers de personnes nous drainerons à Alger, avait déclaré mercredi au quotidien Liberté l'un des membres de la coordination, mais une chose est sûre: c'est la première fois qu'il y aura autant de citoyens de Bejaïa à Alger». En fait, dès la nuit du mercredi au jeudi la mobilisation battait son plein dans les principales villes de Kabylie (Tizi Ouzou et Bejaïa) où de nombreuses voitures sillonnaient les rues en klaxonnant et diffusant des chansons de Matoub Younès, le chanteur kabyle assassiné devenu le symbole de la révolte «pour l'identité berbère» mais aussi pour une «la démocratie véritable». Et, jeudi matin, le pouvoir a dû faire face à une marée humaine défilant sur plus d'une dizaine de kilomètres, en direction de la place du 1er Mai, non loin de la foire d'Alger.

Celle-ci, inaugurée la veille par le président Abdelaziz Bouteflika, a dû fermer aussitôt ses portes dès la mi-journée, au moment où commençaient les affrontements entre forces de l'ordre et manifestants, alors qu'elle aurait dû se terminer le 24 juin prochain. Tous les exposants, dont quelques 260 entrepreneurs français, ont été reconduits vers leurs hôtels.





par Elio  Comarin

Article publié le 14/06/2001