Guyane
Au royaume des orpailleurs
L'Amazonie n'est pas mieux contrôlée en Guyane Française qu'au Brésil ou au Surinam. Capitale de l'orpaillage, Maripasoula est le terrible royaume de patrons locaux qui se substituent aux forces de l'ordre avec une rare violence. Saint-Elie et Camopi, autres communes isolées, voient se multiplier les chantiers clandestins de chercheurs d'or venus du Brésil.
Correspondance particulière de Maripasoula
«Cela a duré trois jours. J'étais tout le temps enchaîné. (...) J'ai d'abord reçu douze coups de bâtons à la tête (...) On m'a couvert le visage de gazoline, cela m'a coulé sur le corps. Alors ils y ont mis le feu (...) Je n'étais nourri qu'avec de l'eau savonneuse et j'ai eu un doigt complètement écrasé. Ils m'ont même planté des épines sous les ongles. Ils m'ont fait ça pour que je désigne les auteurs d'un vol sur un site d'orpaillage».
Haletant, Claudio S. retrace son calvaire. Il est l'un des cinq garimpeiros brésiliens torturés recueillis au centre de santé de Maripasoula, en novembre 2000. Le seul à avoir porté plainte. Depuis, l'un de ses tortionnaires présumés, Armand Moussa a été arrêté. Trois autres : Michel et Soupé Poïté, ainsi que Roy Assanson sont toujours en fuite. Tous sont des orpailleurs de Maripasoula.
Sur cette vaste commune enclavée entre fleuve et forêt à la frontière du Surinam, la torture est devenue la règle de patrons orpailleurs locaux aidés «d'agents de sécurité», suite à chaque braquage commis sur leurs sites miniers à plusieurs heures de pirogues du bourg. Des chercheurs d'or brésiliens ou surinamais servent de boucs émissaires. Les enquêtes sur de tels méfaits aboutissent rarement. D'une part, généralement, les victimes de sévices, travailleurs clandestins, ne portent pas plainte. «Ils assimilent toute visite dans un commissariat en Guyane à un billet retour pour le Brésil», confie Carlos Reis, le Consul du Brésil à Cayenne. D'autre part, la zone du Haut-Maroni au Surinam est dépourvue d'autorités officielles de ce pays.
Les malfrats du fleuve s'y réfugient. Ainsi, Poïté Soupé, l'un des tortionnaires de Claudio S., déjà condamné par contumace, en 1999, à sept ans de prison pour viol sur une ressortissante brésilienne, s'est-il établi rive surinamaise, à 25 minutes de pirogue de Maripasoula, au village Métal de Jean Bena, puissant patron local qui y loge son personnel. «Nous ne pouvons pas envoyer de commando au Surinam», explique Anne Kayanakis, procureur de la République à Cayenne. En fuite depuis avril, Michel Poïté, patron orpailleur, s'est lui aussi installé dans un village du Surinam sur le Tapanahoni, un affluent du Maroni. Les pépites de ses sites miniers -qui fonctionnent encore- sont convoyées en pirogue jusqu'à son refuge surinamais afin de financer ses «bains traditionnels» et «obias» (ou protection), une forme de «médecine du fleuve» censée le préserver d'une arrestation.
L'orpaillage illégal est toléré
Dans ce contexte, que fait l'Etat français ? Au cours de son séjour en Guyane, les 17 et 18 septembre, Christian Paul, secrétaire d'Etat à l'Outre-Mer, l'a martelé : «La situation dans le bourg de Maripasoula est apaisée depuis la mise en poste d'un escadron de gendarmerie». Ce demi-escadron est la seule mesure concrétisée aujourd'hui. C'est «insuffisant» pour Léon Bertrand, député (RPR) de cette circonscription : «Car le calme n'a pas été ramené sur les sites à distance». Sur le vaste territoire de la commune 150 km de rayon- les zones de non-droit ne sont pas éradiquées. Sur la rivière Waki, une région à accès réglementé par arrêté préfectoral, vivent des communautés amérindiennes. En septembre, une mission du ministère de la Santé est venue tenter de convaincre ces populations de modifier leurs habitudes alimentaires à cause de la pollution par le mercure.
Parallèlement, sur cette zone, l'orpaillage illégal perdure. «Il y a une tolérance», nous a déclaré le colonel Monfort, commandant de gendarmerie en Guyane. Et pour cause, en 1998, à l'époque du préfet Vian, des autorisations provisoires d'exploitations de 2 ans avaient été signées. Fort de cette «tolérance», Jean Bena a menacé de représailles, les journalistes qui oseraient s'aventurer sur la Waki. L'orpailleur guyanais vient pourtant de fournir une partie (125 000 francs) du capital d'un hebdomadaire trilingue, La voix du fleuve, qui doit bientôt sortir en Guyane et au Surinam. «La Communauté des Communes de l'Ouest Guyanais s'est engagé à ce que cet établissement public cautionne un prêt et apporte ainsi une aide indirecte au lancement de ce journal», confie Augustin To-Sah-Be-Nza, directeur général de la CCOG. Enfin, Jean Bena exploite toujours illégalement l'or primaire sur la concession d'une société minière, la SMYD, dont la société canadienne Cambior détient 50% des parts. Jean-François Millian, directeur de la SMYD : «Monsieur Bena est un exemple délétère pour les autres entrepreneurs du fleuve prêts à se régulariser. Il est celui qui, en toute impunité, ne respecte pas la loi (...) Si cette situation venait à perdurer, la question de notre retrait pourrait se poser». Pour Martin Jaeger, sous-préfet de Saint-Laurent du Maroni : «Il faut réfléchir avant de déclencher le feu céleste sur les vilains». Le préfet Henri Masse et le procureur de la République réfléchissent : «On ne veut pas se planter avec Bena, c'est une figure emblématique du fleuve». Ce degré de popularité n'est-il pas surévalué par les autorités? L'entrepreneur n'a-t-il pas soutenu un candidat orpailleur qui a réalisé 21% aux dernières municipales de Maripasoula contre 79% au maire sortant ?
L'Etat se retrouve surtout face à un homme qu'il a longtemps adoubé. L'ancien préfet, Dominique Vian ne lui avait-il pas délégué certaines prérogatives en matière de chasse aux clandestins ? Martin Jaeger concède : «Il a longtemps été l'interlocuteur du fleuve et jusqu'à récemment avec monsieur Masse (...) Nous sommes plus des joueurs de Go que des joueurs d'échecs. Notre faiblesse relative consiste à laisser croire à Monsieur Bena qu'il a de l'espace». En attendant l'efficacité des joueurs de Go, les victimes auront été nombreuses. Car, depuis des années, les hommes de main du «garde-champêtre» du Maroni ont accumulé les dérives. «Deux hommes de Jean Bena m'attendaient avec une carabine de 12 à répétition et une mitraillette le premier jour des sévices», révèle encore Claudio S.
Après la publication d'une enquête du journal Le Monde, Léon Bertrand s'est indigné, dans des courriers adressées à Lionel Jospin et Jacques Chirac, de «la complaisance de hauts fonctionnaires envers des malfrats de Guyane de la pire espèce dans des actes de barbarie abjects, de tortures et d'esclavagisme». Le 11 septembre Lionel Jospin répond dans une lettre : «De nombreux exploitants irréguliers ont annoncé leur intention de se mettre en règle. Le dialogue avec les orpailleurs sera maintenu dans un souci d'apaisement, mais les irrégularités seront sanctionnées».
Irrégularités ? Aujourd'hui, des témoignages précis parvenus au Consulat du Brésil recoupent l'existence sur le Haut Maroni, d'une fosse où sont entassés des cadavres. Léon Bertrand dans sa lettre au premier ministre fait état de «charniers d'orpailleurs brésiliens dans la région de Saül». Or Saul est la commune isolée de Guyane la plus proche des sites aurifères de... Maripasoula.
Martin Jaeger l'admet : «La situation en Guyane autour de l'activité aurifère est comparable à ce qui se passe au Brésil, au Surinam et au Guyana».
Aux frontières du tiers-monde, une terrible misère humaine ne laisse pas d'interpeller. Edmundo, séquestré, battu et survivant miraculé d'une exécution dans la zone de Maripasoula fin janvier, s'était juré de ne plus redevenir garimpeiro. Depuis septembre, il est reparti travailler sur les chantiers clandestins de Saint-Elie. Claudio S. y est installé, lui aussi. Il se souvient de sa propre indifférence : «A Maripasoula, pour être artisan, je payais un tribut en or aux patrons locaux (...) Je savais ce qu'il se passait : les tortures, les crimes. Mais quand tu es Brésilien, tu ne regardes pas les autres, tu cherches à gagner de l'argent».
«Cela a duré trois jours. J'étais tout le temps enchaîné. (...) J'ai d'abord reçu douze coups de bâtons à la tête (...) On m'a couvert le visage de gazoline, cela m'a coulé sur le corps. Alors ils y ont mis le feu (...) Je n'étais nourri qu'avec de l'eau savonneuse et j'ai eu un doigt complètement écrasé. Ils m'ont même planté des épines sous les ongles. Ils m'ont fait ça pour que je désigne les auteurs d'un vol sur un site d'orpaillage».
Haletant, Claudio S. retrace son calvaire. Il est l'un des cinq garimpeiros brésiliens torturés recueillis au centre de santé de Maripasoula, en novembre 2000. Le seul à avoir porté plainte. Depuis, l'un de ses tortionnaires présumés, Armand Moussa a été arrêté. Trois autres : Michel et Soupé Poïté, ainsi que Roy Assanson sont toujours en fuite. Tous sont des orpailleurs de Maripasoula.
Sur cette vaste commune enclavée entre fleuve et forêt à la frontière du Surinam, la torture est devenue la règle de patrons orpailleurs locaux aidés «d'agents de sécurité», suite à chaque braquage commis sur leurs sites miniers à plusieurs heures de pirogues du bourg. Des chercheurs d'or brésiliens ou surinamais servent de boucs émissaires. Les enquêtes sur de tels méfaits aboutissent rarement. D'une part, généralement, les victimes de sévices, travailleurs clandestins, ne portent pas plainte. «Ils assimilent toute visite dans un commissariat en Guyane à un billet retour pour le Brésil», confie Carlos Reis, le Consul du Brésil à Cayenne. D'autre part, la zone du Haut-Maroni au Surinam est dépourvue d'autorités officielles de ce pays.
Les malfrats du fleuve s'y réfugient. Ainsi, Poïté Soupé, l'un des tortionnaires de Claudio S., déjà condamné par contumace, en 1999, à sept ans de prison pour viol sur une ressortissante brésilienne, s'est-il établi rive surinamaise, à 25 minutes de pirogue de Maripasoula, au village Métal de Jean Bena, puissant patron local qui y loge son personnel. «Nous ne pouvons pas envoyer de commando au Surinam», explique Anne Kayanakis, procureur de la République à Cayenne. En fuite depuis avril, Michel Poïté, patron orpailleur, s'est lui aussi installé dans un village du Surinam sur le Tapanahoni, un affluent du Maroni. Les pépites de ses sites miniers -qui fonctionnent encore- sont convoyées en pirogue jusqu'à son refuge surinamais afin de financer ses «bains traditionnels» et «obias» (ou protection), une forme de «médecine du fleuve» censée le préserver d'une arrestation.
L'orpaillage illégal est toléré
Dans ce contexte, que fait l'Etat français ? Au cours de son séjour en Guyane, les 17 et 18 septembre, Christian Paul, secrétaire d'Etat à l'Outre-Mer, l'a martelé : «La situation dans le bourg de Maripasoula est apaisée depuis la mise en poste d'un escadron de gendarmerie». Ce demi-escadron est la seule mesure concrétisée aujourd'hui. C'est «insuffisant» pour Léon Bertrand, député (RPR) de cette circonscription : «Car le calme n'a pas été ramené sur les sites à distance». Sur le vaste territoire de la commune 150 km de rayon- les zones de non-droit ne sont pas éradiquées. Sur la rivière Waki, une région à accès réglementé par arrêté préfectoral, vivent des communautés amérindiennes. En septembre, une mission du ministère de la Santé est venue tenter de convaincre ces populations de modifier leurs habitudes alimentaires à cause de la pollution par le mercure.
Parallèlement, sur cette zone, l'orpaillage illégal perdure. «Il y a une tolérance», nous a déclaré le colonel Monfort, commandant de gendarmerie en Guyane. Et pour cause, en 1998, à l'époque du préfet Vian, des autorisations provisoires d'exploitations de 2 ans avaient été signées. Fort de cette «tolérance», Jean Bena a menacé de représailles, les journalistes qui oseraient s'aventurer sur la Waki. L'orpailleur guyanais vient pourtant de fournir une partie (125 000 francs) du capital d'un hebdomadaire trilingue, La voix du fleuve, qui doit bientôt sortir en Guyane et au Surinam. «La Communauté des Communes de l'Ouest Guyanais s'est engagé à ce que cet établissement public cautionne un prêt et apporte ainsi une aide indirecte au lancement de ce journal», confie Augustin To-Sah-Be-Nza, directeur général de la CCOG. Enfin, Jean Bena exploite toujours illégalement l'or primaire sur la concession d'une société minière, la SMYD, dont la société canadienne Cambior détient 50% des parts. Jean-François Millian, directeur de la SMYD : «Monsieur Bena est un exemple délétère pour les autres entrepreneurs du fleuve prêts à se régulariser. Il est celui qui, en toute impunité, ne respecte pas la loi (...) Si cette situation venait à perdurer, la question de notre retrait pourrait se poser». Pour Martin Jaeger, sous-préfet de Saint-Laurent du Maroni : «Il faut réfléchir avant de déclencher le feu céleste sur les vilains». Le préfet Henri Masse et le procureur de la République réfléchissent : «On ne veut pas se planter avec Bena, c'est une figure emblématique du fleuve». Ce degré de popularité n'est-il pas surévalué par les autorités? L'entrepreneur n'a-t-il pas soutenu un candidat orpailleur qui a réalisé 21% aux dernières municipales de Maripasoula contre 79% au maire sortant ?
L'Etat se retrouve surtout face à un homme qu'il a longtemps adoubé. L'ancien préfet, Dominique Vian ne lui avait-il pas délégué certaines prérogatives en matière de chasse aux clandestins ? Martin Jaeger concède : «Il a longtemps été l'interlocuteur du fleuve et jusqu'à récemment avec monsieur Masse (...) Nous sommes plus des joueurs de Go que des joueurs d'échecs. Notre faiblesse relative consiste à laisser croire à Monsieur Bena qu'il a de l'espace». En attendant l'efficacité des joueurs de Go, les victimes auront été nombreuses. Car, depuis des années, les hommes de main du «garde-champêtre» du Maroni ont accumulé les dérives. «Deux hommes de Jean Bena m'attendaient avec une carabine de 12 à répétition et une mitraillette le premier jour des sévices», révèle encore Claudio S.
Après la publication d'une enquête du journal Le Monde, Léon Bertrand s'est indigné, dans des courriers adressées à Lionel Jospin et Jacques Chirac, de «la complaisance de hauts fonctionnaires envers des malfrats de Guyane de la pire espèce dans des actes de barbarie abjects, de tortures et d'esclavagisme». Le 11 septembre Lionel Jospin répond dans une lettre : «De nombreux exploitants irréguliers ont annoncé leur intention de se mettre en règle. Le dialogue avec les orpailleurs sera maintenu dans un souci d'apaisement, mais les irrégularités seront sanctionnées».
Irrégularités ? Aujourd'hui, des témoignages précis parvenus au Consulat du Brésil recoupent l'existence sur le Haut Maroni, d'une fosse où sont entassés des cadavres. Léon Bertrand dans sa lettre au premier ministre fait état de «charniers d'orpailleurs brésiliens dans la région de Saül». Or Saul est la commune isolée de Guyane la plus proche des sites aurifères de... Maripasoula.
Martin Jaeger l'admet : «La situation en Guyane autour de l'activité aurifère est comparable à ce qui se passe au Brésil, au Surinam et au Guyana».
Aux frontières du tiers-monde, une terrible misère humaine ne laisse pas d'interpeller. Edmundo, séquestré, battu et survivant miraculé d'une exécution dans la zone de Maripasoula fin janvier, s'était juré de ne plus redevenir garimpeiro. Depuis septembre, il est reparti travailler sur les chantiers clandestins de Saint-Elie. Claudio S. y est installé, lui aussi. Il se souvient de sa propre indifférence : «A Maripasoula, pour être artisan, je payais un tribut en or aux patrons locaux (...) Je savais ce qu'il se passait : les tortures, les crimes. Mais quand tu es Brésilien, tu ne regardes pas les autres, tu cherches à gagner de l'argent».
par Frédéric Farine
Article publié le 28/10/2001