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Etats-Unis

Des descendants d’esclaves demandent réparation

Pour la première fois, des Noirs américains descendants d’esclaves attaquent en justice pour obtenir réparation contre des grandes entreprises qui ont bénéficié de la traite des Noirs. La première plainte déposée contre Aetna, CSX et FleetBoston pourrait ouvrir la voie à des demandes de dédommagements massifs.
De notre correspondant à New York

La plainte est la première du genre. Déposée mardi devant la justice fédérale américaine, elle demande des réparations pour les quelque 35 millions de Noirs américains descendants d’esclaves. Selon cette action en justice, près d’un millier de compagnies pourraient être visées pour avoir profité de l’asservissement entre 1619 et 1865 de plus de huit millions d’Africains forcés de travailler le plus souvent dans des champs de coton, de tabac et de canne à sucre.

Les trois premières grandes entreprises à être visées sont la compagnie d’assurance Aetna, la banque FleetBoston et la compagnie ferrovière CSX. Aetna proposait aux propriétaires d’esclaves d’assurer leur «cheptel» sur la vie -la compagnie refusait de payer si l’esclave était lynché, mourait d’épuisement au travail ou se suicidait. FleetBoston a été fondée par John Brown, un marchand d’esclave notoire, et les lignes de chemin de fer de CSX ont été construites en partie par des esclaves.

«La pratique de l’esclavage a constitué une privation immorale et inhumaine de la vie, de la liberté, des droits, de l’héritage culturel des Africains et les a de plus privé des fruits de leur propre travail», peut-on lire dans la plainte de plus de vingt pages qui réclame des dommages et intérêts d’un montant non spécifié, la restitution des sommes non payées pour le travail des esclaves (la somme 1,4 milliard de dollars est avancée, soit environ 15% du PNB américain en 2001) et le partage des profits des entreprises dérivés de l’esclavage. Les compensations ne seraient pas versées à des individus mais à une commission chargée de financer des projets humanitaires bénéficiant à la communauté noire-américaine dans des secteurs comme l’éducation, la santé ou le développement. La plainte est collective (class-action), elle est ouverte à tous les descendants d’esclaves, même si les premiers plaignants ne sont que quatre, dont Deadria Farmer-Paellmann, une activiste new-yorkaise de 36 ans qui scrute depuis des années les liens entre l’esclavage et le monde de l’entreprise.

Des fortunes construites au prix de la sueur des esclaves

La démarche vise à porter l’affaire devant un jury. La première plainte a été déposée devant un tribunal de Brooklyn, mais beaucoup d’autres devraient suivre. Aetna, CSX et FleetBoston ne sont que les exemples les plus évidents d’entreprises qui selon la plainte se sont "injustement enrichies" grâce à un système qui a «asservi, torturé, affamé et exploité des êtres humains». Une douzaine d’autres entreprises et des syndicats représentant les industrie du tabac et du transport maritime ont aussi été sommées de chercher un compromis avec les plaignants, au risque de faire également l’objet de poursuites. «Il s’agit de fortunes construites sur le dos des esclaves africains, au prix de leur sueur» a affirmé l’un des avocats des plaignants, Roger Wareham. «Nous attendons des entreprises visées qu’elles se montrent responsables». Selon la plainte, deux siècles et demi d’esclavage et un siècle de ségrégation continuent d’exercer des effets néfastes sur la population noire-américaine, qui aujourd’hui encore affiche des revenus plus faibles, une éducation inférieure, une espérance de vie plus courte et une criminalité plus forte qu’au sein de la population blanche, pour ne citer que quelques exemples.

Aetna et CSX se défendent en affirmant que l’esclavage est certes une page sombre de l’histoire américaine mais qu’elle a été tournée et qu’il est bien trop tard pour amener la question devant des tribunaux. «Il s’agit d’un détournement malencontreux du système judiciaire pour tenter de gérer des problèmes vieux de plus de cent ans aux dépens des travailleurs et des actionnaires d’aujourd’hui» a répliqué Kathy Burns, porte-parole de CSX. Aetna rappelle avoir déjà exprimé de «profonds regrets» pour son attitude durant l’esclavage et affirme avoir investi 34 millions de dollars au bénéfice de la communauté afro-américaine.

Par le passé, des tentatives similaires contre l’Etat fédéral ont échoué. Mais même si les bases légales pour des compensations contre le secteur privé semblent fragiles aux yeux de biens des juristes, ces plaintes sont un outil redoutable de communication. L’un des avocats des plaignants, Ed Fagan, s’est fait un nom en participant aux actions en justice au nom des victimes de l’holocauste qui ont permis le versement à l’amiable de 8 milliards de dollars par des banques suisses et l’industrie allemande. Il s’agit de «remettre la question des réparations pour les Africains-Américains sur la table», a-t-il prévenu. Le dossier n’est pas nouveau. Apparu tout de suite après la guerre civile, il a connu un regain d’intérêt dans les années 60. Aujourd’hui, des activistes comme Jesse Jackson, des avocats en vue, des professeurs d’université ou des étudiants se saisissent de nouveau de la question en affirmant que le travail non payé des esclaves a servi de fondation à la richesse américaine.



par Philippe  Bolopion

Article publié le 27/03/2002