Etats-Unis
Esclavage : le «<i>réparable</i>» et «<i>l’irréparable</i>»
Pour la première fois, des Noirs américains viennent d’attaquer en justice de grosses entreprises qu’ils accusent d’avoir tiré profit de la traite négrière. Comment peut-on aujourd’hui dédommager les quelque 35 millions de Noirs américains descendants d’esclaves ? Comment établir les responsabilités du plus grand trafic humain de toute l’histoire ? Nous avons posé la question à Louis Sala-Molins, philosophe.
RFI : Comment envisager la réparation ?
Louis Sala-Molins : Il faut déjà faire la distinction entre ce qui est réparable et ce qui est irréparable dans le crime, entre ce qui est pondérable et impondérable. Dans l’impondérable, je mets tout ce qui est l’essence même du crime, c’est-à-dire l’esclavage, l’évacuation des Noirs de l’humanité, et la série indescriptible de viols, de tortures etc, tout cela relève de la condamnation morale.
Ce qui est pondérable, ce que l’on peut chiffrer, c’est la totalité du temps de travail, du temps de peine exercé sous le statut d’esclave. On pondère donc le temps de travail, les heures, les années, les conditions de travail et on ne touche pas à la douleur inhérente, car ce n’est pas chiffrable. Tout froidement on se demande combien vaut ce travail-là et on le chiffre. La première précaution c’est surtout de ne pas mêler ce qui est de l’ordre, je dirais, existentiel à ce qui est de l’ordre purement économique.
La demande américaine ne constitue pas de nouveauté totale à part entière. Dans ce cas, si l’on peut identifier l’entreprise qui a tiré profit de l’esclavage, et si on peut chiffrer le montant de ce profit, il va absolument de soi que l’on peut confier à des spécialistes de l’économie un chiffrage très net de ce que ces entreprises ont perçu.
RFI : Comment peut-on établir les responsabilités et pourquoi existe-t-il encore un tabou autour de cette question ?
L. S-M : Le tabou est là parce que il y a un autre tabou : les nations de la chrétienté, c’est-à-dire celles de l’Europe et de l’Amérique du Nord qui se sont enrichies avec l’esclavage et avec le colonialisme en sont encore à gérer ce que j’appellerais un déficit d’humanité ou de citoyenneté sur le dos des Noirs. Le Noir est tout à fait «homme» dans nos textes mais n’est pas du tout tout à fait «homme» dans la conscience que nous avons de nos textes. Et par conséquent s’il s’agit de quelqu’un que l’on considère comme «inférieur», à quoi bon se poser des problèmes que l’on se pose par ailleurs tout tranquillement concernant le travail obligatoire en Allemagne pendant la guerre, ou l’extermination des Juifs ? Le tabou est là. Il faut déjà faire sauter ce barrage que l’on a installé culturellement et psychologiquement.
RFI : Ne s’agit-il pas avant tout d’une guerre d’avocats avec d’immenses enjeux financiers ?
L. S-M : Les responsables de tout ça, ce sont les Etats. Ils ont légiféré, comme la France qui a donné la légitimité à l’entreprise. L’Etat est totalement responsable et par conséquent il doit examiner son degré d’implication. Il doit chercher ce qui est réparable et doit définir le cadre de la forme des réparations. Il s’agit de savoir qu’il y a mille et une façons de réparer. Lorsque pendant la Révolution de 1848, on s’est demandé s’il fallait indemniser les esclaves, le grand Tocqueville, un homme illustre a dit, pour résumer : si les Nègres ont le droit de devenir libres, les colons ont le droit de ne pas être ruinés par la faute des nègres. Et on a indemnisé les colons ! Alors nous sommes loin du compte et encore une fois on arrive à une position très claire en sachant que le réparateur doit prendre en compte les communauté des ayants-droits, dans leurs structures, dans leurs groupes, dans leurs difficultés à avoir un niveau de santé. Si l’Etat a quelque chose dans les tripes, sans ressortir la formule idiote de Tocqueville, il doit trouver la manière de procéder à des réparations honorables, tout en sachant que l’aspect purement existentiel des crimes, reste lui, irréparable.
Louis Sala-Molins : Il faut déjà faire la distinction entre ce qui est réparable et ce qui est irréparable dans le crime, entre ce qui est pondérable et impondérable. Dans l’impondérable, je mets tout ce qui est l’essence même du crime, c’est-à-dire l’esclavage, l’évacuation des Noirs de l’humanité, et la série indescriptible de viols, de tortures etc, tout cela relève de la condamnation morale.
Ce qui est pondérable, ce que l’on peut chiffrer, c’est la totalité du temps de travail, du temps de peine exercé sous le statut d’esclave. On pondère donc le temps de travail, les heures, les années, les conditions de travail et on ne touche pas à la douleur inhérente, car ce n’est pas chiffrable. Tout froidement on se demande combien vaut ce travail-là et on le chiffre. La première précaution c’est surtout de ne pas mêler ce qui est de l’ordre, je dirais, existentiel à ce qui est de l’ordre purement économique.
La demande américaine ne constitue pas de nouveauté totale à part entière. Dans ce cas, si l’on peut identifier l’entreprise qui a tiré profit de l’esclavage, et si on peut chiffrer le montant de ce profit, il va absolument de soi que l’on peut confier à des spécialistes de l’économie un chiffrage très net de ce que ces entreprises ont perçu.
RFI : Comment peut-on établir les responsabilités et pourquoi existe-t-il encore un tabou autour de cette question ?
L. S-M : Le tabou est là parce que il y a un autre tabou : les nations de la chrétienté, c’est-à-dire celles de l’Europe et de l’Amérique du Nord qui se sont enrichies avec l’esclavage et avec le colonialisme en sont encore à gérer ce que j’appellerais un déficit d’humanité ou de citoyenneté sur le dos des Noirs. Le Noir est tout à fait «homme» dans nos textes mais n’est pas du tout tout à fait «homme» dans la conscience que nous avons de nos textes. Et par conséquent s’il s’agit de quelqu’un que l’on considère comme «inférieur», à quoi bon se poser des problèmes que l’on se pose par ailleurs tout tranquillement concernant le travail obligatoire en Allemagne pendant la guerre, ou l’extermination des Juifs ? Le tabou est là. Il faut déjà faire sauter ce barrage que l’on a installé culturellement et psychologiquement.
RFI : Ne s’agit-il pas avant tout d’une guerre d’avocats avec d’immenses enjeux financiers ?
L. S-M : Les responsables de tout ça, ce sont les Etats. Ils ont légiféré, comme la France qui a donné la légitimité à l’entreprise. L’Etat est totalement responsable et par conséquent il doit examiner son degré d’implication. Il doit chercher ce qui est réparable et doit définir le cadre de la forme des réparations. Il s’agit de savoir qu’il y a mille et une façons de réparer. Lorsque pendant la Révolution de 1848, on s’est demandé s’il fallait indemniser les esclaves, le grand Tocqueville, un homme illustre a dit, pour résumer : si les Nègres ont le droit de devenir libres, les colons ont le droit de ne pas être ruinés par la faute des nègres. Et on a indemnisé les colons ! Alors nous sommes loin du compte et encore une fois on arrive à une position très claire en sachant que le réparateur doit prendre en compte les communauté des ayants-droits, dans leurs structures, dans leurs groupes, dans leurs difficultés à avoir un niveau de santé. Si l’Etat a quelque chose dans les tripes, sans ressortir la formule idiote de Tocqueville, il doit trouver la manière de procéder à des réparations honorables, tout en sachant que l’aspect purement existentiel des crimes, reste lui, irréparable.
par Propos recueillis par Sylvie Berruet
Article publié le 28/03/2002