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Chine

La colère des ouvriers chinois

C’est sans doute le plus grand mouvement de protestation publique depuis les événements de Tiananmen en 1989. Depuis trois longues semaines, des milliers d’ouvriers du Nord-est de la Chine manifestent leur mécontentement dans la rue, pour réclamer le versement de leurs allocations et la libération de leurs représentants.
De notre correspondant à Pékin

Les manifestations ont lieu dans les villes de Daqing et de Liaoyang, au cœur du bassin industriel de Mandchourie, frappé par la crise économique. Autour de ces villes, les industries d’Etat font vivre, directement ou indirectement, neuf personnes sur dix. Mais les rendements de ces industries lourdes sont en baisse et les plans sociaux se sont multipliés. Quand on leur a annoncé qu’ils ne recevraient plus d’allocations pour le chauffage et qu’ils se verraient supprimer leur sécurité sociale après licenciement, les ouvriers de Daqing, par milliers, jusqu’ à 30.000 personnes, descendent tous les jours dans la rue depuis le premier mars. Réunis sur la place de «l’Homme de fer», du nom d’un héros légendaire du prolétariat dans les années soixante, ils font le pied de grue devant le siège local de Petro China, la compagnie publique qui les emploie. «Les Hommes de fer, ce sont nous» ont-ils lancé sous les fenêtres de leur employeur. A Liaoyang, des raisons similaires ont poussé les ouvriers à braver le froid et les vents de sable, pour protester par dizaines de milliers devant le siège du gouvernement local.

L’armée dépêchée sur place s’est bien gardée de réprimer en masse le mouvement. Les autorités ont préféré laisser mûrir le mouvement pour qu’en émerge des meneurs, et les faire arrêter un à un par des policiers en civil. Mais les manifestants ont continué à protester, cette-fois-ci, pour obtenir la libération de leurs porte-paroles. Vendredi, le mouvement a été officiellement décrété «illégal», et des cordons de militaires ont commencé à filtrer les routes, tarissant le flot de manifestants. Mais les braises de la colère ne sont pas éteintes pour autant et on fait toujours état de manifestations.

Les oubliés de la réforme économique

Par sa durée et son ampleur, cette série de manifestations est inhabituelle. En Chine la formation de syndicats par les travailleurs eux-même est strictement interdite. En cas de conflit, le syndicat officiel suit les directives des échelons supérieurs, et agit comme un instrument de contrôle sur les travailleurs plutôt que comme un agent de médiation. «Les travailleurs commencent à s’organiser et à régler leurs problèmes par eux-mêmes, c’est un signe à la fois encourageant, et inquiétant, car ils sont motivés par la faim», annonce le China labour bulletin, association qui milite pour la défense des droits des travailleurs (www.china-labour.org.hk). Autrefois considérés comme les héros de la République populaire, les ouvriers sont les grands oubliés des réformes économiques d’aujourd’hui. Durant l’ère maoïste, on entrait à l’usine pour la vie, avec un salaire, un logement et une retraite garantis. C’est ce qu’on appelait le «bol de riz en fer». Les temps ont changé.

La Chine entre à l’OMC(l’Organisation mondiale du commerce) et les entreprises d’Etat sont désormais chargées de devenir compétitives en s’adaptant aux lois du marché, quel qu’en soit le prix social. Rien qu’à Daqing, ce sont 88.000 employés dont on a annoncé le licenciement depuis deux ans. Cotée en bourse, Petro China se trouve entre le marteau et l’enclume. La compagnie a aussi des comptes à rendre à ses actionnaires. «Si nous plions, nos actions vont baisser, mais si nous continuons à licencier, la grogne va continuer» a déclaré un responsable de Petro China. Situation paradoxale pour une compagnie d’Etat, dans un pays qui se réclame encore communiste.



par Abel  Segrétin

Article publié le 24/03/2002